April is the cruellest month, breeding
Lilacs out of the dead land, mixing
Memory and desire, stirring
Dull roots with spring rain.
Winter kept us warm, covering
Earth in forgetful snow, feeding
A little life with dried tubers.

TS Eliot, The Waste Land.
Où que je sois encore, je peux les entendre ; je peux voir les visages, je peux compter les heures ; me coucher doucement sur la fin de l’histoire, la vie déroulée comme on mime la fiction dans la fiction épuisée. Où que je sois, elles me réveillent, les voix qu’on entend quand on se tait profond. Quand la musique s’arrête, le silence soudain si fort. Et la rumeur du monde s’échoue jusqu’ici, se laisse recouvrir par les voix. Le dehors et le dedans ne connaissent plus leurs frontières, s’échangent quelques temps les pensées ignorées. Cueilli par leur évidence. Où que je sois, sauvagement pris à la gorge, sommer de répondre. Il n’est pas d’endroit où leur échapper, où renoncer à elles sans renoncer au reste. Fonds venus de cette nuit qui déborde sur tout ce qui, envers du jour, déplace les perspectives, redistribue les cartes de la perception du temps et de l’espace, du monde à la recherche d’une langue qui puisse le dire — fonds venus des lieux inconnus, seules ressources pour déchiffrer l’inconnu. Voix dans le noir qui se dressent, voix étrangères, voix dont l’étrangeté redonnent à la langue et au monde, possibilités de la reconnaissance. Voix qui se donnent, et s’échangent — voix qui témoignent d’une violence infligée aux habitudes. Voix enfin, qui délivrent.
© Arnaud Maisetti _ Seuil/Déplacements


On arrive avec son corps quotidien. Celui, vertical, dompté dans ses postures. On arrive pour une séance dont on ne sait de quoi elle sera faite, avec le sentiment terrible d’autres possibles, avec l’angoisse paralysante de se savoir absente. On arrive ignorante, égarée, prête à tout et à rien à la fois. Quelques mots liminaires viennent poser le ton. La voix douce apaise, les tu s’entremêlent dans nos vous et l’on se sent chez soi. Tout commence par une naissance. Naissance de soi à soi, naissance du corps à l’espace, naissance de l’être sur scène.
Rien de grandiose
Pas de spectaculaire
-On habite les marges-

Respirations d’abord. Les souffles s’échappent du plateau, se répondent. Légers, profonds, amples du fond du ventre. On sent les résistances, mais déjà, allongés, on quitte les postures.

On voudrait dans les mots retrouver cet élan, la force du premier moment. Trouver la langue à dire, le palabre du geste et de la forme pure. Parler de la danse depuis elle, du mouvement depuis son esquisse.

Il fut question de chute. Pas de celles où tout s’affaisse, où l’on s’embourbe infinissante. Abandon désordonné et conscient, à la lisière de la disparition du soi et de sa plus proche source. On sent la vie qui perce dans les corps, la sagesse de la main –celle d’un autre- glissée contre une jambe. Les mouvements s’abandonnent, se déploient. Il y a d’abord le sol, la surface rassurante qui respire avec nous. On réapprend le mur, sa verticalité. On le découvre autre. Prêt à l’invention.
Respire
Le souffle toujours
Celui qui rythme, ouvre, déplie, déploie les corps
Respire
Toujours en deçà de la représentation
Immédiateté du geste accompli qui se retrouve forte
Désir intact d’un mouvement retenu
Respire
La musique aussi
Sur les souffles
Sur les mains et les membres
Au-dedans presque et toujours au-dessus
Perceptible surtout aux regards spectateurs

Les gestes isolés retrouvent ceux d’un autre, se répondent en échos ou restent sans lendemain. Qu’importe. Les images sont fortes, d’une incroyable densité pour ceux qui observent ; les écoutes, silencieuses et souples, pour ceux qui se découvrent et s’inventent sur scène.

Il fut question d’inconscience, de perte de soi et de battement de conscience. C’est ainsi que le théâtre devrait commencer. Par une respiration.

C’est l’histoire de chacun, dans le silence des mots, qui se dit par les corps. Richesse des gestes irréductibles l’un à l’autre. Chorégraphie sensible d’un langage premier. Les éphémères esquissés qu’on emporte avec soi, après avoir quitté la salle. On garde au bord des lèvres les mots de Pessoa, « Passe oiseau, passe et apprends-moi à passer ! », comme si un peu de la vie pure était venue nous effleurer.

Il fut question d’étoiles, d’un ciel constellé qu’on ne pourrait atteindre, d’un horizon très haut, sous lequel on se presse
Respire
Le regard s’est levé
A entraîné le corps
Respire
Il fut question de chute. Encore. De celles qui vous relèvent, de celles qui vous croisent avec l’autre dans le tremblement d’une cuisse. De celles qui se répètent en fresques improvisées, de celles qui se redressent dans l’enchevêtrement des corps, de celles aussi qui s’écroulent en quelques chuchotements. On n’oublie pas le ciel dans ses étoiles pleines. Et dans les mandolines, le corps s’est réveillé.
Respire
Il fut question d’un désert, d’une ascèse muette, d’une traversée du corps
Respire
Il fut question de l’autre, de tous ces deux à deux qu’on découvre en soi, celle assise sur sa chaise, et celui qui s’approche, celle tournoyante sur la table, et celui qui renverse, celle qui s’étire lascivement, celui qui la regarde.

On sent la force de ce savoir pour des théâtres à-venir, pour le corps du jeu et qui profère le verbe. Force d’un parallèle entre les corps couchés et les mots pour les dire. Le mouvement est le même pour aller vers l’espace du corps, les chemins parallèles quoique dissemblables. La danse porte en elle le savoir de l’instant, le parcours du passage.
Apprendre l’esquissé
Le transitoire
Apprendre le passage
L’écoulement fécond du tout irréversible
Apprendre à résister au désir d’archivage
- Brûler en un seul geste tous ces fragments de soi -
Apprendre à effacer le portrait cohérent
Oublier dans les pages l’image que l’on s’est faite
Casser la cosse des mots dans le début d’une langue
Perdre un instant du rien auquel succède le temps

On a poussé une porte, entre-ouvert un monde le temps d’un battement d’heures.

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