Parce que c'est ça penser, mettre à l'écart la langue, monde de peu de paroles, c'est empoigner la glaise, le carton, les couleurs et y aller de gestes pour faire sauter les signes.

Oui peut-être cela - enrouler des pelottes, les serrer contre soi et finir en art brut
bien faire partir le blanc
et oui cela penser

Remettre en sillage les mots, leur faire bien prendre l'air, les perdre en d'autres langues - et qu'ils s'essorent un peu - car oui cela penser : en grandes peintures murales armé de son baton et rester hiéroglyphes

Oui c'est cela penser, pouvoir un jour le faire, dégager dans la langue assez d'espaces de jeu pour que s'y glisse une peinture, faire s'écarter - comme au-dedans de soi-, un terrain, langage de mille langues, oui cela qu'un jour il faudra faire, ouvrir en deux moitiés, même plus si nécessaire et monter les couleurs, et monter toutes les formes
Dessiner à grands traits images qu'il faudrait voir ou regretter - les choses muettes qui nous trainent dans les pattes - ne pas oublier les songes parce qu'il n'y en a plus trop
refaire la concave de glaise où l'on habitera, se recréer cela. Rien d'autre parce qu'il faudrait, un jour, certain, un jour oui, y aller. ET FAIRE VRILLER LE MONDE.
On peut prendre le carton et lui rendre sa soif. Lui faire boire les couleurs, les corps en applats fermes.

Parce qu'il faudra un jour, oui certain, un jour penser
dans la langue depuis elle.



Nous sommes le fruit contracté d’un grand prélude inachevé.
Il est des avortements connus de tous dont on demeure inconsolable et pourtant souverain.
René Char, A une sérénité crispée.

Là où l'on finit usé, il n'y a plus que les marnes grises - oui où l'on fini usé il n'y a plus que cela
- marnes grises à perte de vue - sans vie ou presque - que cela finalement les marnes grises
Mais l'on y respire frais et l'on y est appelé

Panorama d'errances qui demandent le pas, l'arpentage silencieux et recueilli, sentiers en arabesques chevelues pour les roches, la langue de terre tracée presque déjà couleur de cendre
Le point de solitude ; pour la vérité à soi comme passer le gué
Rejoindre la longue plaine pour l'ivresse du parcours et ne pas oublier de se taire, d'essorer les mots, étriller les souvenirs à la recherche du rien et des espaces gris, des bulles de silence où peut naître une parole

Suivre toujours les cairns, l'espace de chemin dessiné dans le rien, suivre toujours les tas, les monticules absurdes qui s'enfilent sans fin dans le désert élevé, prolonger la vagabonde jusqu'à perdre sa soif, et le goût de ces mondes,
rejoindre les routes sèches, pilonnées par le temps
poursuivre halètement qui parole léger
se muer en regard et faire tourner les rives
Invitation au voyage que celles-là - tous ces espaces d'oubli car on se perd dans le regard
Et puis encore fouler le Sol - usé - des marnes grises - lunaires et vides mais au-dessus les plateaux secs

Il y a eu tout cela dans la moiteur d'un samedi noir et puis la nuit - vers qui l'on tend -






"On n'attend jamais personne - songea-t-il de nouveau.
Le monde n'attend rien. Jamais rien."
Julien Gracq, La presqu'île
.

Ce soir – encore - galets et plage - pas avancés pour faire venir le soir, la musique et les voix. Ce soir, encore, on fourmille, s'active et s'ébroue dans tous les sens pour que le songe advienne, que prenne la magie un peu fée - en résistance d'abord mais toujours malgré soi. On attend dans le grésillement que revienne le silence de tous ceux réunis - habitués, touristes égarés, consentants ou mal assis - le bruissements parfois des cigales entêtées, des grillons en troupeaux cachés dans l'herbe sèche. On attend que s'élève le son, la note pure des reflets de roche - bois poli des formes et mire à l'ombre des falaises. Et toujours les halos de brun, de rouge qui traversent les replis des pierres.
Ce soir – encore - on gonfle les lunes jusqu'à les faire pleines, l'incandescence des lieux avant que la langue ne trébuche sur les plaques déclives.
Le chant des pierres ce soir - résonance minérale –
Et avant,
Trouver le mouvement du sol, les plis du paysages qui sauront porter les vibrations des bois.
- Attendre encore – pour que la forme prenne.






Après il y a eu le sel et son goût persistant dans la bouche,
la soif de plus en plus forte - insupportable même - émiettant la gorge, la râpant, réduite à rien
séchée.

Les cristaux sur les lèvres et sous les pas qui crissent.
On a marché longtemps avec ce goût de sel.


Avant je ne sais plus. Seulement le sel comme souvenir. Trop présent pour l'effacer
Le blanc du sel et le miroir de rien qui vous rogne la peau, le visage et les mains
Après il y a eu les craquelures - formes géométriques infiniment reproduites -
L'oubli et ses cristaux de sel comme sur ma mémoire

Après il y a eu les souffles qui se sont recroisés, échangés, perdus
Il y a eu un territoire mort déserté par nos pas, où l'on se perd aussi
Mais surtout dans la bouche cette sensation de sel
- ça dont je me rappelle -
il y a eu le ciel bleu, les cristaux comme des pierres, des murs entiers de blanc, de vide de saveurs où se pose la langue.


Je me suis couché après - à même le sol, la surface de sel - en face à la verticale la coupole bleue, vide aussi. Et puis toujours ce goût de sel par tous les pores de la peau. J'avais marché loin
trop longtemps entre les dunes petites, faites de cristaux, trop loin sans doute de l'île aux cactus qui flotte à la surface comme un bâtiment immense et silencieux. On nous avait dit de la rejoindre. D'y attendre un peu. Pour voir se lever la mer. J'ai marché. Tâche brune à l'horizon, finement décollée du sol comme en lévitation. Mirage noir flottant sur son plateau blanc. L'horizon dilué dans ses reflets au sol, confondu avec la surface. On n'y voit plus rien.

Avant je ne sais plus, mais après il y a eu le sel, persistant dans la bouche et la gorge pelée. C'était seulement pour voir la mer.


Plus loin là-bas il y a la pluie
- Gouttes -
loin là bas
plus loin là-bas il y a la pluie
le froid humide qui remonte par les roches

Plus loin là-bas le son est étouffé assoupi par le ciel qui refuse le clair
Et là-bas la mer peut-être
ou pas vraiment
peut-être seulement l'orage
les gouttes l'humidité qui traine et qu'on garde dans les bottes
Plus loin là-bas presque rien
seulement l'eau
la rivière grosse
des pluies
plus loin là-bas rien
rien que la pluie qui tombe
sur les pierres fendues entre les branches noires
et puis rien
rien
rien qu'un cri emporté des oiseaux qui se cachent
les enfants sous les porches et les vieilles aux fenêtres
les chiens assoupis sous les tables chargées
les fleurs lourdes du liquide qui les charge et qui tombe
la rivière qui gémit comme au coin de son lit
les pierres - encore elles -
et l'on entend qu'elles s'usent



Il poussait devant lui comme le chariot des jours
le regard dans l'oeil tirant bien malgré lui
ce qui s'enfile et fuit en démaillant l'amour


Il tenait dans ses mains les cordes d'une guitare
chatouillées sous le tricot des doigts
elles montaient toutes les notes plus loin dans le village
dans les callades nues et ruelles escarpées
dans les drailles de passages recoins improvisées
elles filaient toutes ses notes et elles ne disaient rien


Il y avait le chagrin d'un après-midi froid sous le soleil de juin et la terre pelée

Il y avait la tristesse d'une balade oubliée qui s'enfuyaient déjà et sitôt en allée


Et les pierres brûlantes rougies par le soleil se sont mises à pleurer pour l'enfant à côté qui chantait ses contines


Y aller à la brosse au chiffon même au clou
à la pelle au ciseau
aux ongles et aux mains


Marquer le sol qui dure
surface qui trop résiste
pouvoir toucher le monde
et faire une marque brute


Tracer à même le bois tous ces mots qui traversent
hantent et resurgissent
dire tout au bord du lit ce qui taraude et traîne
comme la mère cachée sous l'escalier prochain


Enfoncer même ses doigts dans les lattes de chênes
S'enfermer seul enfin dans la ferme isolé
Frotter frotter le monde
pour la crasse s'en vienne
et retenir à soi les fragments du souvenir


Dessiner l'auréole de ce qui vous encercle
arabesques obstinés jusqu'à la face de Dieu
Et s'en prendre à la vie et s'en prendre au ciel
pouvoir cracher enfin sur les voisins qui restent


Défaire la face du monde
diluer ses orages
respirer un instant et croire qu'on va pouvoir
qu'à force de marquer
toujours en persistance
les lettres en points tracés dans la chaire du sol
croire que l'on pourra
un jour y échapper


Et finir sans manger dans ces lattes de bois
Seul sur son lit le soir
au-dessus de sa mère

Et finir dans la ferme
Maigre et affamé
Il y a si peu de ça
Nous étions innocents



« Culture et savoir diminuent en tout homme qui les possède la possibilité d’être dupe des mots, d’être crédule aux mensonges. Culture et savoir augmentent en tout homme le pouvoir de comprendre la réalité où il vit. (...) La conscience de cette réalité a une valeur explosive : elle ne peut qu’entraîner à la volonté de la transformer. (...) La bourgeoisie doit donc abaisser la culture, la conscience des gens qu’elle domine. »

Paul Nizan, « L’ennemi public no 1 », Regards, 14 mars 1935, dans Paul Nizan, articles littéraires et politiques.

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