Enrique Diaz - La mouette.

Hamlet. That skull had a tongue in it, and could sing once.
Shakespeare, Hamlet.

Plutôt que de prendre la parole, j’aurais voulu être enveloppé par elle, et porté bien au-delà de tout commencement possible. J’aurais aimé m’apercevoir qu’au moment de parler, une voix sans nom me précédait depuis longtemps : il m’aurait suffi alors d’enchaîner, de poursuivre la phrase, de me loger, sans qu’on y prenne bien garde, dans ses interstices, comme si elle m’avait fait signe en se tenant, un instant, en suspens. De commencement, il n'y en aurait donc pas; et au lieu d'être celui dont vient le discours, je serais plutôt au hasard de son déroulement, une mince lacune, le point de sa disparition possible.
Michel Foucault, L'ordre du discours.


Et c'est là qu'ils se tiennent - eux - dans des langues toutes différentes - reprises et prêtées - portugaise, française, anglaise. Là qu'ils se tiennent au bord de leur vie, avec leurs chandelles, leurs lampes de poche et leurs balles de ping-pong, avec leurs bouts de ficelle, leurs chaises à roulette, leurs sacs plastiques - débroussaillent les vers, les répliques et défrichent les interstices
- Shakespeare et Tchekov comme la voix de la femme qui tourne sur elle-même depuis 2000 ans

"Parce que la plus grande folie que puisse faire un homme
dans cette vie, c'est de se laisser mourir, tout bêtement,
sans que personne ne le tue, et que ce soient les mains
de la mélancolie qui l'achèvent. " Cervantès - Don Quichotte.


J’aurais envie de dire « je veux »
- ce soir (mais pas seulement)-

Bien sûr, on nous apprend dès le plus jeune âge à moduler tout cela, à l’habiller plus décemment sous des épaisseurs de conditionnels, de périphrases ou d’hypothétiques. On glissera alors vers le « je voudrais » on s'enfoncera dans un « si c’est possible »… Mais au fond, ce qui reste sous ce qu’éliment les formules c’est toujours l’irréductible « je veux ».

Parce que l'on ne veut rien...
Rien.

On veut seulement vouloir, on veut continuer à vouloir, on veut encore et encore vouloir. On veut - point.

Vouloir ne devrait pas être transitif - Restons en aux babillements des gosses, tirons un trait sur les objets, les compléments, les accessoires.
Ceci est un combat contre la vieille grammaire - et qui perd pieds dans ses décombres.

C'est là où se tient le rire, c'est là où se tient le fou, c'est là où restent les enfants.

Quelque soit la densité de ce qui est dit, au fond, il reste toujours cela dans l’écriture, comme dans la peinture, la musique, ou la danse : on ne sait pas si l’on touche à l’essentiel – peut-être n’y a-t-il rien à venir toucher, rien à venir découvrir, déplier – mais on accomplit un mouvement, et c’est ce mouvement là – celui du « je veux », du vouloir– qui porte la langue, la matière de mot que l’on pétrit, que l’on charrie, comme on transporte la matière sur une toile ou qu’on l’informe dans une sculpture.

On touche ce point du « je veux », qui n’a rien d’un laïus égocentrique, rien de papa-maman non plus.

On dit « je veux » et c’est mieux que « je suis », par ce que le « je suis » est trop clos sur lui-même, petite maison joliment décorée, état de soi où le doute lui-même ne fait que s’assoir sur le canapé et regarder l’âtre qui se chauffe de braises.

Le « je veux » c’est celui du mouvement, comme de l’écriture qui part hors de soi, c’est celui du trajet indéfiniment reporté, parcouru, repris pour ses détours et tout ce qu’ils nous offrent. C'est le chemin de l'hildago, le trajet fantasque entre les géants-moulins, c'est le monde comme on veut le voir, comme on le fait être pour qu'il puisse être autre.


Quitter la maison, fermer la porte derrière soi, laisser les flammes s’éteindre, la table basse et le canapé. Tirer le rideau et partir –

« Tout homme porte une chambre en lui.
C’est un fait qui peut même se vérifier à l’oreille.
Quand un homme marche vite et que l’on écoute attentivement,
la nuit peut-être, tout étant silencieux alentour,
on entend par exemple le brimbalement d’une glace
qui n’est pas bien fixée au mur. » Franz Kafka, Le Terrier.

En vieil allemand la devinette se disait tunkal, ce que je puis traduire par la chose ténébreuse, la chose oppressante, la chose qui plonge l'esprit dans une ténèbre, qui voue l'esprit à une quête désespérante, à une enquête d'autant plus humiliante qu'il y a une solution précédente - précédant sa vie - et qu'il ne se voit pas capable de savoir où aller la chercher puisqu'il est vivant.
La devinette ne parle que de la scène qui précède la vie chez les vivants.
Elle refoule la scène des animaux qui s'étreignent.
Elle l'orne tout en empêchant de la voir.
Tout, dans la façon paradoxale, tordue, torte, impossible, dont est posée la question de la devinette, est fait pour dérouter la quête et en rendre l'objet invisible.
Il est vraisemblable que l'écho du langage dans l'esprit (la conscience) impose de faire croire à la vérité des devinettes. Mais il est possible que la bonne question ne soit qu'une invention. Il est possible que tout récit humain soit un mythe qui ne concerne pas les événements de sa propre vie mais que seule la possibilité de la narration la rende vivable. Il faut un nom à l'anonyme.
Toutes les vies sont fausses.
C'est la narration qui est vive, ou vitale, ou vitalisante, ou revivifiante.
Il est possible que les romanciers soient les seuls à savoir l'erreur - puisqu'ils consacrent leur temps à travailler à son errance - que toute narration engendre et l'étrange vitalité qui naît de cette fiction. Les seuls à savoir qu'il y a autant de romans possibles et aucune vérité en amont d'eux. Qu'il y a autant de questions possibles et aucune devinette véritablement posée derrière chaque drame qui y progresse. C'est pourquoi les hommes aiment tant à passer des examens, des concours, des initiations, des élections, font tant de compétitions, lisent tant de romans à énigme, s'amusent inexplicablement à faire des mot croisés. Ils veulent croire qu'il y a une réponse qui précède leur question là où il n'y a que cri de pulmonation, scène invisible, questionnement corporel dénué de fin, contingence sexuelle. Ils veulent croire qu'il y a un chiffrement initial, qu'il y a une direction ou une promesse à leurs jours.
Chaque homme veut croire qu'à la serrure indesserrable et gémissante et rouillée que chaque homme est devenu il y a une clé. Qu'un mot de passe peut faire pénétrer dans un groupe et éviter la mort sacrificielle qui s'y prépare sans cesse avec un trompètement de harde, un meuglement de troupeau, une allégresse solidaire qui ne s'avoue pas. Qu'un piston peut faire démarrer la machine sociale qui n'est qu'un échafaud et qu'un tumulus. Qu'un animal zodiaque influe, qu'un dieu existe qui fait passer de l'obscurité au soleil, qu'il y a un chiffreur à la nuit et une voix qui ordonne le chaos humain quand il se décompose dans la mort.

Pascal Quignard, Les ombres errantes.





L'Histoire est une projection dans le passé,
de l'avenir que s'est choisi l'homme. Martin Heidegger


Caminante, son tus huellas
el camino, y nada mas ;
caminante, no hay camino,
se hace camino al andar.
Al andar se hace camino,
y al volver la vista atras
se ve la senda que nunca
se ha de volver a pisar.
Caminante, no hay camino,
sino estelas en la mar.

Antonio Machado - Proverbios y cantarès.


Sur les deux valeurs que prônèrent les anciennes colonies anglaises installées sur le sol du nouveau monde depuis cinq cent ans : le puritanisme et l'optimisme.

Ces deux valeurs se résument en une seule : la jovialité consternante.

Le respect de l'argent, de l'industrie, du profit, de la fécondité, de la reproduction, de la femme, de la santé, de la lumière, des petits, des études, de la victoire, du base-ball, de la vitalité, tel est le credo. Cela ne correspond en rien à ce que les Athéniens avait désiré désigner deux mille quatre cents ans plus tôt en inventant le nom de démocratie.

Pascal Quignard, Les ombres errantes.




Il faudrait le silence
– C’est ici que commence l’histoire de ces trois voix.
Mais d’abord le silence.

Au commencement était le corps – muet et silencieux.
Au commencement étaient les corps, celui de l’autre et les siens – tous ces corps de soi que l’on traîne et que l’on porte, tous ces fragments de voix, de vies et de destins.
Au commencement était le jeu – image de se rencontrer soi – surface trouble et changeante – d’un rôle que l’on compose, qui se compose, et s’invente – chemin en découverte des visages étrangers qui se proposent au texte, espace intérieur et intime à arpenter au-dedans pour des voyages en creux.

Et alors naît l’espace
Et s’ouvre un courant d’air pour que le souffle passe

Puis on entend une voix – presque un chant – celle qui convoque encore les métamorphosés
Amnésiques de toute chose : Le chœur dithyrambique est un chœur de métamorphosés qui ont entièrement perdu le souvenir de leur passé familial, de leur position civique
L’enchantement de la métamorphose est la condition préalable de tout art dramatique.

L’enchantement de la métamorphose répète toujours la voix
Et elle grandit, se fait chaos de langue plus sonore et puissante
Partir dans une mue – poser la précédente – s’offrir à la surface, à sa propre surface.
La voix se tait alors – elle est suivie d’une seconde – aussi ferme mais plus posée – qui se module comme un vieux rythme
Émerge autant que possible de ta propre surface. Que le risque soit ta clarté. Comme un vieux rire. Dans une entière modestie.

C’est la seconde voix que l’on entend finir. Mais l’on marche dans la clarté d’un informulé, inavouable aussi, qui n’a de sens que dans ce consentement, cet égarement assumé qui est aussi partance.

Quatrième jour – celui pour la communauté d’une petite chambre – assise dans le même rôle et qui cherche à tâtons au théâtre du Soleil – comment a pu naître le monde et d’où viennent les personnages. Communauté d’une parole prêtée, empruntée, rendue – dans la naissance d’une figure. Communauté d’un territoire où n’existe que l’être-ensemble – terrain vague pour les mondes enfants dans le son d’une cloche.

Cinquième jour – un autre – pas de côté pour des mondes en exil
On se tient sur la crête de l’injustifiable – seulement
Et devant l’autre, celui sur scène qui se prête au jeu, devant les autres, ceux attentifs, qui se tiennent dans la salle, devant le société, comme elle (ne) va (pas), et devant les formules sociologiques, politiques et économiques, on part en écart, en marge – par rapport à soi, par rapport au reste – on tend à l’incidence, au latéral. On se tient dans le rien, dans l’essentiel improductif qui a le goût de superflu. On ne vient pas troquer, le temps d’un battement d’heure, quelques fragrances d’illusion, images carte-postale joliment modulées.
Et depuis ce non-lieu, on voit courir le monde
C’est que l’on touche bas – rasant – en-deçà du spectaculaire et au-delà du médiatique
Le mot s’engouffre et touche au vrai

Sixième jour – Une troisième voix se fait entendre, grandit. Elle parle mécanique, elle débite des listes – récite journaux gratuits, suppléments fidélités, télévision et supermarché. Elle parle en langue vaine, propose des vingt pour cent bonheur, des compléments retraite et santé assurée.
Les voix de tout à l’heure se sont tues. On ne les entend plus.
Il n’y a que la voix des listes – posée et charmante – ouverte dans ses voyelles, posée dans ses consonnes.

Septième jour – On n’entend plus les voix.

Et pourtant – tendant l’oreille – s’il l’on y prenait garde – sous les effets de listes et de sonates publicitaires – elle chantonne doucement. La mélodie petite, plus douce, des voix qui se sont tues.

Amnésie



Perdre son identité dans la suite ininterrompue de jours sans faim, blanc de jours étirés - vides de répétitions monocordes - comme on devrait se perdre parfois dans une seule mélodie, répétition de deux notes sur les touches d'un piano - on ne serait plus que cela : petite mélodie de doigt sur les courtes noires et longues blanches... On s'oublie déjà à songer à ce monde dilué de notes pures - la voix bientôt se tait


Les Vierges qui, des branches de laurier à la main, s’avancent solennellement vers le temple d’Apollon en chantant des hymnes, conservent leur personnalité et leur nom : le chœur dithyrambique est un chœur de métamorphosés qui ont entièrement perdu le souvenir de leur passé familial, de leur position civique…

L’enchantement de la métamorphose est la condition préalable de tout art dramatique.

Nietzsche, Naissance de la Tragédie.


Car le beau n’est rien
que le commencement du terrible
Rilke

À quoi reconnaît-on les gens fatigués. À ce qu'ils font des choses sans arrêt. À ce qu'ils rendent impossible l'entrée en eux d'un repos, d'un silence, d'un amour. Les gens fatigués font des affaires, bâtissent des maisons, suivent une carrière. C'est pour fuir la fatigue qu'ils font toutes ces choses, et c'est en la fuyant qu'ils s'y soumettent. Le temps manque à leur temps. Ce qu'ils font de plus en plus, il le font de moins en moins. La vie manque à leur vie. Christian Bobin, Une petite robe de fête.

Trouver, toucher, tâcher à la vie qui déborde la vie, la part manquante comme désert mais qui - si près du bord - est dense, toujours plus dense que le rien - lessivage des jours sans grand souci de soi - déroulement mécanique des heures closes et des gens sans noms -


Il dit : le silence commence par un espacement des temps.
La plainte vient de s’espacer.
Regardez.
Duras.

Se tenir donc sur ce point où les mots s'espacent - parce qu'en levant les yeux - on finit par les taire - et regarder le temps où ils ne tiennent plus...
Le jour est rouge

Est-ce qu’une vie c’est comme une chambre, que l’on occupe, que l’on habite et que l’on loue ? On dirait bien que oui. Est-ce qu’il y a des vies qui sont comme ces chambres dans les familles nombreuses, que l’on squatte en groupe, à plusieurs dans la même pièce et qui deviennent le lieu où se recroise tout le monde ? Une petite pièce faite de lits superposés, de lits en tiroir, de lits-gigognes et de lits-poupées. Une toute petite pièce blindée de choses et d’autres. Inutiles et fonctionnelles. Imaginons la chambre, moi je la vois étroite, à vous de voir la vôtre. Reste qu’il faut la meubler. Comme je l’ai dit, chargée de lits, la chambre. Plus qu’elle n’en peut contenir. Et tout le monde y vient dormir. Comme ça aussi que vous la voyez ? Un dortoir mal pensé, où l’on se marche un peu dessus. Où le voisin du lit du haut fait craquer les lattes pendant la nuit en mâchonnant dans ses sommeils. Toi et moi la même chambre finalement. Que l’on n’a pas choisie. Que l’on occupe à deux. Ainsi que ça s’achève, ainsi que ça commence. Tout comme. J’aurais dû me méfier. À croire que l’on ne se défie jamais assez de sa naissance.


Il y a ... - oui de plus en plus en effet - à toutes les rues - de plus en plus, certes - oui - partout - il y en a... Vous voyez bien ce que je veux dire ? Il me semble oui. Bon - dans les rues, il y a de plus en plus - non, de moins en mois - oui c'est cela, il y en a de moins en moins : petite boutique de cirque, balles de jonglage et massues fluos - non plus de ça - cafés écaillés où l'on prend des bols de soupe - non plus - librairies petites compliquées et en hauteur - il n'y en n'a plus - recoins pour les nuits de fortunes - logement sociaux - à la périphérie plutôt - mais il y a - oui de plus en plus - oui il y a des usines de production à tableaux de salon (pas moins de 3) avec des couleurs fluos en forme de triptyque pour espace-de-mur-au-dessus-du-canapé, des silhouettes ombre chinoise, des centres de cotisations privées pour la retraite (2), des boutiques avec des vestes au prix du RMI (7), des chiens propres - petits - en laisse - avec de petits manteaux (100), des restaurants avec des tableaux achetés dans les usines à décoration - des serveurs politiquement corrects - des murs repeints - un écran plat au fond pour les soirs de match - des luminaires design - des café à 3€ - de jeunes trentenaires dynamiques et beaux - teint hâlé même l'hiver - jeunes femmes - belles aussi - toniques - qui prennent soin de leur capital (jeunesse, beauté, minceur, santé) - des journaux gratuits pour les dimanches soirs - des galeries d'art (4) - bustes, tableaux, carte postale (mailing art), moulage, coupelle de seins en émail blanc, fesses d'un christ-femme (Christelle) dégradées de bleu et blanc, vieux tableaux de vieux peintres lyonnais - des bars américains (4) pour les cadres après le resto - il y a (oui je l'ai vu celui là, monstrueux) un homme qui avance un pas sur deux, le crâne repris par des coutures parce qu'il s'est fait agresser une nuit qu'il dormait dehors - lui, il mange des pâtes chauffées sur une mèche qui trempe dans une boite de sardine remplie de beurre pour faire combustible - lui, il avance au ralenti un pas après l'autre au milieu des autres qui avancent, lui il se tient près de sa petite mèche (chiffon replié) qui trempe dans le beurre et qu'il règle avec des tubes de harissa qu'il a roulé et qui sont maintenus au-dessus de la boite de sardine par des ficelles et un trombone - lui, il n'a pas de chien - il marche trop lentement, ne peut même plus faire le trajet entre le restaurant A et le magasin B pour acheter une bière ou un sandwich - lui, la croix rouge lui amène des pâtes qu'il fait cuire sur sa petite mèche qui trempe dans le beurre

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