Une petite voix hautparlée explique aux passants, aux pressés de toujours, aux retardataires du sapin que Mme R. attend sa fille à l'accueil la voix répète encore l'annonce, la module en des teintes sucrées couleurs de bûches et de pâtisserie avec un léger goût de marron grillé que Mme R. attend sa fille à l'accueil



Le circuit entre les rayons prolonge sa chorégraphie d'achat imperturbablement déroule sa course d'algèbre sourde



Mme R. est perdue entre les yogourts aux arômes de fruits, les céréales à la vanille, au milieu des rayonnages de papier hygiénique, des mandarines, des classeurs et de la bouffe pour chat. Elle a soixante ans, Mme R. . À peine plus mais peut-être moins.

On a bien essayé de la perdre au bord de la mer, de la laisser là-bas - mais ça n'a pas marché - alors on a tenté de la perdre au supermarché.

À gauche, un mur de vêtements en promotion, à droite les CDs, les DVD, puis plus loin le poisson, les rayonnages de produits frais où il fait trop froid, la voix parle toujours, un enfant tient le chariot avec sa main droite – on a toujours tenu le chariot, on ne devait pas s’éloigner, les enfants se perdent trop facilement dans les centres commerciaux, la main posée fermement sur le métal, il ne faut pas perdre ses enfants –, les produits de beauté, les shampoings, le gel douche à l’abricot, le lait, des milliers de litres de lait, de jus, de bière, d’eau plate, gazeuse, aromatisée, chargée en magnésium, pauvre en fer, en calories, des kilos de céréales, juste à côté des pots de Nutella, des faux pots de Nutella, 400g, 850g, 3kg… - 3kg c’est le format anniversaire 2008 spécial nouvelle année. L'étiquette est dorée avec un ruban rouge - on pourrait presque l'offrir -



La voix sourit encore dans les haut-parleurs

joviale

Parle encore. Dans le rayon des surgelés, Mme R. s'arrête pour pleurer. Elle ne veut pas qu'on la laisse. La gamine - onze ans - lui explique qu'il le faut que la vie est trop chère et les vieux trop nombreux. Mme R. dodeline de la tête - signe d'acquiescement suppose la gamine. Elle secoue un peu les lèvres.

La gamine passe ses petits bras autour de la grosse taille, elle ne peux pas faire le tour, mais ses mains arrivent dans le bas du dos, au niveau des reins. Elle serre fort de ses petits bras maigres. Mme R. vibre une dernière fois.

Et puis, on reprend le circuit, le défilé dans les rayons, la collection de vivres - Mme R. est restée près du rayon de papillotes -

La voix hautparlée soliloque - il est 22h30 - le magasin fermera dans un quart d'heure.



Je vous écris du bout du monde. Il faut que vous le sachiez. Souvent les arbres tremblent. On recueille les feuilles. Elles ont un nombre fou de nervures. Mais à quoi bon ? Plus rien entre elles et l'arbre, et nous nous dispersons gênées. Est-ce que la vie sur terre ne pourrait pas se poursuivre sans vent ? Ou faut-il que tout tremble, toujours, toujours ?
Il y a aussi des remuements souterrains, et dans la maison comme des colères qui viendraient au-devant de vous, comme des êtres sévères qui voudraient arracher des confessions. On ne voit rien, que ce qu'il importe si peu de voir. Rien, et cependant on tremble. Pourquoi ?

Henri Michaux - Je vous écris d'un pays lointain.


Ce qui demeure, ce qui reste – derrière – au fond de tout
Ce que l’on porte – ce qui nous tient – rien d’autre au fond de soi
Ceux que l’on aime ceux qui nous aiment – et les visages – mêmes inconnus – encore obscurs – au fond de nous
Ce qu’on attend – ce qui demeure
Ce qu’on regarde et nous regarde
Ce qui se passe et reste là – à regarder – les yeux posés sur le trottoir – la voix dans une casquette pour des pièces de dix centimes – un carton dans les pieds et une parcelle étroite
Ce qui derrière les vitres, derrière les murs – silhouette familière – semble vivre malgré tout
Ce qui dans ces boutiques se dilue en sourire
Ce qui par ici et par là-haut aurait pu avoir un sens
On évolue parmi les avalanches et tout semble gelé



Oreste: Viens, nous allons partir et nous marcherons à pas lourds, courbés sous notre précieux fardeau. Tu me donneras la main et nous irons...
Électre: Où ?
Oreste: Je ne sais pas ; vers nous-mêmes.
Jean-Paul Sartre, Les mouches.

Le silence s’est levé depuis la mer. Lourd et épais, noir des brumes salées. On attend entre les pierres qu’il se dissipe. Que la mer reprenne son ressac, remplisse à nouveau les rues de sons, de son murmure familier. Mais rien. Toujours le même silence.

C'est terrifiant l’aphasie de la mer, un océan mutique. On ne s’y attend pas. Et là on est petit. Devant la grande surface immobile et sans bruit. Comme un peu face à Dieu lorsque l’on ne croit pas. On attend que la mer reprenne forme, reprenne mot. Mais rien. Juste le grand vide d’une nuit silencieuse. On est allongée. Guette. Silencieuse aussi le retour de la mer.

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