« La catastrophe consiste à arrêter les choses
avant qu’elles ne prennent fin » Jean Baudrillard,
Les stratégies fatales.

Paris l’été s’offre comme un fruit trop mur délaissé par quelque gourmand écœuré de son sucre rance : la ville se survit à elle-même dans la chaleur du gris des routes – écorchées vives par les travaux, les arrachages de crépis et les nouveaux bitumes qui s’apprêtent à couler. Vide et pourtant fourmillante sous les assauts répétés des constructions et des chantiers qui hérissent les quartiers de millier de non-lieux. La ville est délogée d’elle-même pendant le temps que dure cette intense activité. Mise en quarantaine dans sa propre chambre tandis que s’affaire le peuple des changeurs d’allure. Bientôt, elle retrouvera son rythme chaotique, plus neuve et retenue qu’elle ne l’était l’année précédente.
Et pourtant, regardant bien, on découvrirait qu’elle n’a pas changé et que les déshabillements estivaux ne sont que des parades destinées à occuper l’air dense d’un mois d’août qui ne veut pas partir.

L'inconnue


Ça faisait plusieurs mois que ça durait – le bal des allers et venues nocturnes – clôture du parc – 8h : tout le monde dehors – et puis un peu plus tard dans la nuit, ils y revenaient tous. Le scénario s’inversait sur le matin – 8 heures en hiver, 7 heures en été – c’était le réveil, le nettoyage du parc. La ritournelle dont personne n’était dupe mais qui venait jouer à l’impression de l’ordre – d’un ordre hygiénique et sain, reconduit chaque jour avec la même précision : les marges du parc n’étaient concédées que pour des entractes nocturnes. Et la fermeture de Sangatte n’y pouvait rien changer.
De jour, le parc s’improvisait des airs de fête foraine – avec des corps allongés partout – sous les tilleuls, au bord du kiosque – de la musique dans les radios et des langues à n’en plus parler. Et c’était à ce moment-là, celui du plus de bruit et de chahut, qu’ils semblaient dormir le mieux : la présence de ceux qui avaient le droit donnait un semblant de tranquillité à leurs siestes endimanchées.
Mais la nuit, c’était tout autre chose – on l’appelait le Petit Kaboul, le Sangatte Parisien – parce qu’il y en avait eu un mort d’un couteau dans le thorax, parce qu'ils aspiraient à l’autre côté de la Manche, et parce que surtout ça parlait ici le dari et le pachtou.
Ils le savaient bien eux – tout le monde le savait ici – qu’il y avait un trou dans les grilles à l’endroit même du noisetier qui se tord dans l’angle au bord du Canal, ils le savaient tous que les gars, quand ils partaient, ils allaient s’assoir sur la place de la Gare de l’Est, sur les quelques bancs qui trainent dans le quartier, et puis qu’ils y revenaient : ils le savaient, par habitude d’abord – parce que ça faisait des mois que ça durait ; et puis ils le savaient aussi aux couvertures, aux vêtements, aux petits postes de radios laissés par ceux-là même qui allaient revenir, sous les fourrés, derrière les bancs, dans l’angle opposé à celui du barreau manquant.
Déjà l’été dernier, ça leur avait pris : le grand ménage… Mais cette fois là, ils avaient les chiens, les costumes et le moral aussi haut que les jambières. Postés partout, un homme tout les quinze mètres pour entourer la verdure parisienne, quelques autres à l’intérieur, avec des chiens, et deux ou trois cars pas bien loin, histoire d’assurer les arrières en cas de rébellion. Mais qui se rebellerait ici ? Qui ? Pas eux en tout cas, qui partaient sans broncher, dormir une nuit de plus près des porches des gares ; pas nous non plus, qui regardions ce spectacle avec la tranquillité effarée d’un bon peuple bien pensant ; pas ceux non plus qui se coulaient sur les routes chaudes, parlant mille autres langues que la nôtre et la leur – surtout pas eux d’ailleurs, venus troquer quelques jours de bonne fortune contre un mauvais cœur à prendre, surtout pas nous non plus – parce que c’est un délit – délit de solidarité lit-on dans les journaux.
Ce soir-là – pas plus que les autres soirs – il n’y aura pas eu de délit, il n’y aura pas eu d’affrontement, il n’y aura pas eu de flashball ou de tazer ; il y aura seulement eu du déni, de l’humiliation de part et d’autre et des gorges pachtounes sanglées par de l’orgueil.
L’ordre est un subterfuge mathématique – une équation qu’on résout contre le réel – pour étouffer les inconnues : le gaz lacrymogène chahutant les yeux en pleine nuit ; l’impossible combinaison des quatre-vingt place libres du dortoir contre les deux cents corps qui ne trouvent pas de place ; le gouffre des degrés qui s’ouvre entre leur herbe et nos toits.
Ça c’est passé hier.
Je le découvre ce soir – en franchissant les lignes de corps pliés par l’exercice à la distribution des places.
Et je sais que je traverserai à nouveau le parc – clôturé de remords. Ce sera, comme chaque fois, le parc – celui des campements improvisés sous les feuillages, celui des langues inconnues, des vies en transit, des vies de passage qui attendent au bord de l’eau que le temps parte avec la pluie. Ce ne sera plus que le parc du murier blanc centenaire, que personne ne connaît, mais dont la seule présence suffit à égayer les abords du Canal.
Pourtant, ils seront toujours là, eux – pour occuper le cache misère qui achète nos consciences tandis que nos grands d’arme s’apprêtent à démanteler Calais. La jungle rendra gorge, qu’ils ont dit – et eux, alors, où iront-ils ? Dans d’autres parcs gardés par d’autres hommes ? Sous d’autres bancs – puisqu’on ne peut plus dormir dessus ?
Il faudra bien qu’on se résolve à trouver l’inconnue dans l’équation des lits qui font défaut.


Le ventre plein de son corps d’il y a vingt cinq ans, suspendu aux poutres du garage – offert aux regards de tous dans ses formes fragiles.
Et l’autre, celui des quelques mois d’après, quand le corps porté commençait à découvrir ses lignes intimes – corps de la mère taisant la fille à venir – déplacé, comme le cadavre fragile d’un vieux corps chéri, par la mère et la fille, ensemble, dans la chambre – délicatement posé à même le sol des tomettes pour un trop long sommeil.

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