Primat du visible moins du visible d’ailleurs que de ce que serait l’instant vécu en tant qu’on pourrait le transmettre, le raconter, le ressaisir par l’image ou dans les mots – réel de seconde main en quelque sorte – pris en étau entre le désir de ce qu’on voudrait se voir être, s’entendre dire, se voir dire et faire et ce qu’on pourrait en retransmettre, lente fabrication de l’image et de la mémoire, précieux miel qui demande le labeur des années, acharnement véritable et borné qui se coule dans un présent asservi au futur – tirant de cette présence même sa qualité, son intime valeur, alors même qu’il n’aura jamais été vécu, transporté seulement, d’avant en arrière, selon l’avant ou l’après de l’érection d’une substance : la servilité du temps pour la fabrique de soi.




Le passeport est la partie la plus noble de l’homme. D’ailleurs, un passeport ne se fabrique pas aussi simplement qu’un homme. On peut faire un homme n’importe où, le plus étourdiment du monde et sans motif raisonnable ; un passeport, jamais. Aussi reconnaît-on la valeur d’un bon passeport, tandis que la valeur d’un homme, si grande soit-elle, n’est pas forcément reconnue.
Dialogues d’exilés, Bertolt Brecht

"Qui laisse une trace
Laisse une plaie" Henri Michaux

Tu n’as pas voulu grandir
- Un coup -
Tu ne l’as pas dit comme ça mais c’est ce qu’il fallait comprendre dans ta résistance
Dans ton obstination à lutter contre l’allant
- Un coup seulement -
Ce n’était pas un refus du temps
Ce n’était pas non plus de la persistance
C’était la simple révélation – la pure certitude – mure sans doute depuis longtemps en toi
Que cet âge était le bon
- Automatique -
Que ce moment-là de ta vie était le fait
- Un coup -
Le point d’absolue concordance avec ce que tu étais
Voulais être
Aurais pu vouloir être
- Un seul -
Mais n’avais pas été ou si proche de l’échec – et à une coudée du but – que c’était sensiblement le même terrain de jeu

Tu n’as pas voulu attendre Tu n’as pas voulu décliner Tu n’as pas voulu t’éteindre


Peut-être qu’en chacun il y a un âge frontière – un âge d’accomplissement
Mais tous nous continuons – ignorants qu’à présent c’est la pente qui nous coule – tous nous continuons abreuvés de pensées et d’espoirs déroulant nos carcasses en sifflant aux vaches qui marmonnent dans les prés

Quand le point de savoir s’éveille
Quand l’éclosion de la chute perce dans celui qui s’y trouve
Il n’est pas possible de s’y tenir plus longtemps
Refuser n’est pas une révolte

Je ne veux pas grandir
Elle a dit quelque chose comme ça
Je ne veux pas grandir
Ce n’était même pas, je ne veux pas mourir
Non c’était, je ne veux pas grandir – parce que grandir, c’était pire que la mort

Refuser n’est pas une révolte
pas une défaite non plus
le simple prolongement de ce savoir chèrement acquis par un corps de quatorze ans

Une balle dans la tête
Dans sa tête de quatorze ans
Une seule balle pour un mètres quarante (elle n’était pas très grande pour son âge, m’a-t-on dit plus tard)
Une seule balle pour quarante kilos (elle était un peu forte, m’a-t-on dit plus tard)
Une seule balle suffit parfois pour être
en avance sur sa propre mort

Fusil browning phoenix
Automatique
Manche en acajou relevé de ciselures métalliques
Fusil browning phoenix
Une belle pièce en vérité
Fusil browning phoenix
de la série phoenix limited edition
Un coup seulement

Et la bibliothèque est partie avec
La vitre défoncée projetant dans toute la pièce ses éclats enrougis

Le plus dur ça a été de nettoyer
Ça a été de faire disparaître
Enfin le mot n’est pas juste avaler plutôt
Oui avaler serait plus juste
Engorger même
Le plus dur donc ça a été de faire avaler aux murs
Au sol au plafond et aux meubles
La soif du sang
De faire pénétrer plutôt que disparaître
les traces

Cent corps
Deux cent peut-être difficile la mesure du décompte quand le sien aussi file à vive allure
Avale les pas dans le silence résonant d’une tête
Semblable à d’autres têtes
Surtout depuis l’intérieur – depuis la trace somnambule du brouillon empêtré
Même visage au-dedans
Semblable aussi quand il est porté ces matins-là
Dans la bouche du métro
– On ne les voit pas –
Dans la bouche du couloir
– On ne les voit pas –
Dans l’œsophage du grand corps sans organe
– On ne les voit pas –
Visage à tant d’autres semblables depuis leurs sommeils emportés
Et silencieux
Et secrets
Et surtout – moins que les visages – parce qu’à brûle pourpoint
On ne les voit pas – les projette seulement au devant de soi
Mécaniquement
Tout aussi abstraitement que la courbe de ce couloir parfaitement retenue
Que le nombre de marches entre le seuil et le quai
Que la tenue de la rambarde qui ne suffit pas aux envies d’en finir
Fantômes tendus entre la réalité et la projection
Entités mathématiques probables
Dont il faut éviter la course
– On ne les voit pas –
Ce qui est sûr seulement
C’est le silence des bouches
L’engouffrement silencieux du vent qui hurle au métro – libre parce qu’enfermé
Vent de claustrophobie
Le même que celui qui étouffe dans les prisons qui suffoque dans l’espace étroit des chambres
mortuaires
Un vent qui crève sur place mais qui ne veut pas mourir
Vent clos sur lui-même
Bien que circulant
Le silence du couloir
Et du vent qui n’en finit pas de gerber
Le silence du vent
Sur lequel viennent s’écraser autant de pas
Autant de rythmes, un convulsif de semelles
Repris
Scandé
Toujours le même rythme
Toujours
Sur le silence du vent qui s’accroche
Et ce rythme du matin
Cette cadence éteinte
Du corps qui ne s’éveille pas
Et qui retournera le soir
Au même rythme
Du même pas
Le vent dans l’autre sens
Toujours près à tourner encore un peu
Reconduire au lendemain
Le bruit des autres fois

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