Un mètre vingt de chaque bras
L’équivalent du côté des jambes
Un brin de plus si on compte la vitesse que pourrait me procurer l'élan ou la course
Mais vu l’état d’immobilité auquel je suis réduite – envisager ce type de projection : faste dépense de l’imaginaire
Torsion 160 degrés dans les bons jours
Rotation aisée du poignet due à une hyperlaxité congénitale
Rien à signaler du côté de la malléole, de l’acromion, de mon creux poplité, de mon apophyse transverse, de mon grand trochanter et de l’os pariétal

Vu d’ici le monde se réduit à une croute
difficile à croquer


« Y a-t-il vraiment une plus grande distance entre nous et notre poussière finale qu’entre l’étoile intraitable et le regard vivant qui l’a tenue un instant sans s’y blesser ? » R. Char, Aromates Chasseurs.

Il y a trop - trop de choses parfois - trop de choses en moi, trop, là, trop oui trop de choses, parfois, trop - trop - oui - trop de bruits, de cavalcades, de visages et de propos, oui - trop - pour me laisser goûter à la chaleur de l'absence qui ne sait plus rien de la mienne, il y a trop souvent - trop - oui - trop souvent la tentation du rien, d’une grande table rase, d’un grand silence de fracas pour laisser résonner mes manques, il y a trop souvent cela – mais jamais vraiment – images ténues et persistantes – irréelles – ET POURTANT.

J’envie – je crois – cette propension au dialogue fictif, à la conversation de fortune qu'ont certaines personnes et qui occupe leurs yeux aux vagues. Je ne sais rien de ces échanges, de ces paroles troquées d’une rive à l’autre. Mon crâne : espace étroit et silencieux. Alors ce doit être réconfortant parfois que de savoir convoquer dans son petit théâtre mental des pans entiers d’autrui – ça dégage de soi.

Moi, je ne vois rien. Alors j’écris. Pour trouver sous le blanc, quelques images à colorier. De quoi passer pastels et acryliques. Grand lavis. Pour cette nuit et ce soir (ce matin bientôt), où j’attends – sous les solives d’une pluie mansardée.

J’écris parce que je suis sans imagination aucune.
J'écris parce que mon espace mental est trop étriqué pour que je puisse m’y tenir debout, que je vis toujours en moi tête baissé, épaules courbées – évitant de me cogner aux parois de moi-même.


Faites-vous de vrais lieux
Trouvez-vous un îlot
Une place
J’ai longtemps cru que c’est ce que l’on nous demandait de faire
C’est ce qui plus que tout importe – m’avait-on dit

Mais je ne crois pas aux maisons
J’ai cessé de croire aux chambres à l’âge de sept ans
Et les appartements me donnent la nausée

Pendant les premières années de sa vie, Fergis ne parla pas. Tout le monde dans sa famille, dans le village, s’étonnait de son silence. Mais toujours l’enfant gardait la bouche close. On pensa alors qu’il était un peu simple – et que la vie coulait sur lui comme la pluie sur la peau grasse des bêtes.

Et pourtant son regard dévorait le monde.

Et pourtant, il avait de grands yeux gourmands, d’une couleur indéfinissable, comme si des éclats de toutes les couleurs du monde s’étaient assemblés dans ses pupilles.

Quand il fut en âge de parler – une tante affirma qu’il était sourd, et que le bruit des paroles ne lui parvenait pas.

Et pourtant ses oreilles étaient comme des chasseurs en embuscade prêtes à se tourner au moindre craquement.

Et pourtant, il aimait danser au son des voix, sur la flute et le tambourin.

Quand il eut douze ans, on l’emmena à la ville pour le présenter au médecin. Il observa Fergis, lui ouvrit la bouche de force avec un morceau de bois, l’allongea sur le sol et le fit souffler et cracher.

(B) – Votre fils est muet.

Et pourtant, le soir même, dans son sommeil, on l’entendit distinctement prononcer les noms de sa famille. Doucement d’abord puis de plus en plus fort. Comme une pluie qui tarde à venir mais qui finit par vous battre les tempes. Ses lèvres ne bougeaient pas, mais on entendait nettement, venir de sa bouche, le bruit de ses paroles. Il récita alors le nom de chaque habitant du village, puis de ceux des villages voisins, et ceux de leurs parents et de leurs grands-parents. Plus la nuit avançait et plus Fergis remontait le temps, décrivant aussi leurs visages, leurs vêtements, leurs parures, leurs bijoux et leurs souvenirs… Quand il se réveilla le lendemain matin, il ne parlait toujours pas. Mais la nuit suivante le récit continua : il se mit à décrire avec une précision difficilement imaginable l’ensemble des objets qui se trouvaient dans la maison, puis l’ensemble des objets du village, et ceux du pays et bientôt ceux de leurs parents qui les avaient précédés. Chaque nuit, pendant douze ans, Fergis récita, raconta, les odeurs, les couleurs, les textures de tissus qu’il n’avait jamais vu, l’humidité des eaux chauffées dans de grands bacs, le bruit des villes qu’il ne connaissait pas, la tristesse d’adieux qu’il n’avait pas adressé, des souvenirs qui n’étaient pas les siens, ces caresses et ces sourires qu’il n’avait pas reçus, les paroles de chants qu’il n’avait jamais entendues. Il décrivit des paysages que personne dans son entourage ne connaissait – et qui n’avaient jamais été vu par personne. Certaines nuits, il emmenait très loin ceux qui l’écoutaient. D’autres nuits encore, il décrivait avec une telle précision les paysages qui étaient les leurs, qu’ils leur semblaient les voir comme ils ne les avaient jamais vu. Ils apprenaient à travers sa voix la mémoire de leur pays.

Douze ans cela dura. Pendant douze ans, toutes les nuits, Fergis porta aux oreilles des siens la mémoire du monde.

4380 nuits durant, Fergis raconta, détailla.

Pendant vingt-quatre ans, il garda le silence.

Pendant vingt-quatre ans, il porta sa mémoire comme une lourde pierre. Cousant sa bouche d’un fil de silence pour ne pas charger sa tête, fuyant ce monde où l’inconnu n’avait pas de place : rien des couleurs, des odeurs ou des paroles ne lui échappait. Rien depuis qu’il était né ne s’était présenté à lui sous le visage de la surprise : même ce qu’il n’avait pas vu, même ce qu’il n’avait pas traversé, même ce qu’il n’avait jamais entendu – il le revivait.

Le matin, au lendemain de ses vingt-quatre ans, il quitta le village. Il marcha jour et nuit pour accabler son corps sur l’imminente fatigue, pour éroder sa mémoire trop pleine aux longues marches assoiffées. Mais l’épuisement ne suffisait pas à apaiser ses peines : il était lourd des paysages sous ses yeux, lourd des odeurs qui montaient encore jusqu’à son nez, lourd de la lumière, du bruit des feuilles dans les arbres. Il déchira alors son vêtement en de petits lambeaux, les tourna entre ses doigts, imbiba le tissu de sa salive et les roula dans ses oreilles. Il fit de même avec ses narines. Quand il eut fini cela, il déchira une bande plus longue et la noua autour de ses yeux.

Celui qui voyait devint aveugle, celui qui entendait devint sourd, celui qui autrefois pouvait sentir ne savait plus rien des odeurs.

Il reprit alors sa marche. Il n’allait nulle part, cherchant seulement à cogner son corps tout entier contre l’oubli, cherchant seulement à lui faire rendre gorge. Des mains lui apportaient à manger, d’autres lui offraient à boire. On posait sur son front des linges humides quand le soleil était trop dur ; des peaux de bête quand la pluie ravageait les routes.

Cela dura douze ans. Au lendemain de ses trente-six ans, il s’arrêta.

Se mit à genoux.

Et creusa.

Patiemment, de ses mains nues et fatiguées, de ses mains qui n’avaient jamais connu les travaux de la terre, de ses mains qui n’avaient jamais connu une eau trop chaude, une peau trop douce, il creusa le sol. La terre était dure, soudée par la chaleur et les pluies dissipées trop vite. Et ses ongles charriaient autant de sang que de cailloux.

Il continua pourtant.

Le trou, modeste au début, devint bientôt si grand qu’il put se tenir tout entier dedans. Il le divisa en deux trous plus petits. Passant de l’un à l’autre. Dans leur prolongement, il creusa d’autres galeries, plus profondes, plus fines, plus étroites. Il eut bientôt si froid qu’il dû s’envelopper de plusieurs couches de vêtements pour continuer à creuser. Plus il s’éloignait de la surface et plus ses tunnels occupaient un espace immense. Jamais il ne manqua d’eau ou de nourriture – aussi loin et profond qu’il fût, chaque jour des fruits, des racines et des céréales lui étaient apportés. Quand le froid de la terre devint trop saisissant, il fut couvert de vêtements plus épais et plus chauds. Quand il s’enfonça tellement loin, que la température redevint agréable, on le déchargea de ses couches inutiles.

Douze ans durant, il plongea ses mains dans la terre. Douze ans durant, ses ongles poussèrent contre le sol, s’usèrent plus vite que sa chair et prolongèrent cet immense trou. Au lendemain de ses quarante-huit ans, il cessa de creuser.

Il remonta alors la galerie, atteint l’embranchement des deux boyaux et sortit du trou qui formait dans la terre comme un immense poumon.

Il s’allongea sur le sol.

Mit sa tête au-dessus du trou.

Et commença à raconter.

Ses lèvres ne bougeaient pas, mais en prêtant l’oreille, on pouvait entendre un son s’envoler de sa gorge, couler le long de sa bouche et tomber, goutte à goutte, dans l’immense trou. Il raconta tout ce que la nuit avait dit à travers lui dans son enfance. Il parla de ces villes qui n’existent pas, de ces parfums que personne ne connaît, des amours qu’il n’avait pas éprouvés, de la colère, de la peur, de la nostalgie qui n’étaient pas les siennes. Il décrivit ces paysages qui sont les nôtres, ceux qui sont autour de nous, mais ceux aussi que nous ne verrons jamais. Il raconta comment on met un enfant au monde, comment on achève une symphonie, comment on pose des couleurs sur une toile immense. Il expliqua de quoi est fait l’ADN, d’où viennent l’orage et les grêlons et comment l’homme est venu sur terre. Dans le trou coulèrent toutes les langues, toutes les voix – des voix de femme, d’enfant, de vieillard, des voix de prêtre, des voix de marin, des voix de jeune femme, des voix empruntées aux champs, aux étoiles, à la mer, des voix venues du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest. Des voix d’ici et d’ailleurs. Toutes, elles coulèrent, goutte à goutte, murmure après murmure, dans l’immense poumon que Fergis avait creusé dans l’espace du sol.

Douze ans durant, Fergis raconta, douze ans durant, il laissa s’écouler son corps au-dessus du trou infini. Au lendemain de ses soixante-ans, aucune parole ne voulut plus tomber dans le trou. Plus rien en lui ne voulait raconter. Sa mémoire n’était plus qu’un désert de sel, surface blanche réfléchissant le vide d’un ciel tanné par le soleil.

Il fit glisser son corps épuisé sur le côté.

Se mit difficilement à genoux tant il était usé

Et de ses mains commença à reboucher le trou.

Il le fit avec une patience infinie et une douceur encore plus grande que s’il avait s’agit du corps d’une femme. Il enterrait ces histoires, ce passé harnaché de plus de souvenirs que s’il avait eu mille ans, avec l’acharnement d’une bête au labour. Ce n’était pas un geste d’adieu, ni un geste de délivrance, c’était plutôt le geste de celui qui se découvre une main plutôt que rien, un bras plutôt que rien – et qui tente de leur inventer un usage en les portant dans le monde. Sa main poussait la terre comme le nouveau né écarte le sable de son pied, son bras ramenait autour de lui de quoi remplir le trou avec l’innocence d’un oisillon qui invente le vol lors de sa première chute. La tâche était aussi immense et infinie que l’était le trou.

Douze ans cela dura. Au lendemain de ses soixante-douze ans, ses bras s’arrêtèrent.

Il s’appuya tant bien que mal sur ses mains fatiguées

Se mit à genoux

Et dénoua le bandeau qui lui fermait les yeux.

Il fit de même avec les tissus qui obstruaient ses oreilles et son nez. Et vécut l’horreur d’une seconde naissance dans le silence d’un cri qu’il ne pouvait pousser. Son corps tout entier – comme pris par le hoquet d’un enfantement – l’abandonna. Il fit un pas puis un autre. Son poids tout entier appelant le suivant, il finit par marcher.

Lentement.

Avec difficulté.

Il avait la démarche d’un vieillard qu’on aurait mis au monde trop tard et par mégarde et qui doit, avec la douleur de la fatigue, se composer un corps pour apprendre à marcher. Le réel tout entier lui sautait au visage dans sa brûlante nouveauté. Les paysages et les odeurs, la lumière, l’air même dans ses poumons, le vent qui venait souffler ses paupières – tout le consumait. L’attrapait.

Il n’y avait pas de mot dans sa tête, un grand silence de vide. Une nappe blanche, déserte. Grillée. Mais l’étonnement qui venait se dessiner sur ce blanc, si on lui avait inventé une langue, aurait sans doute dit quelque chose comme ceci :

(A) – Est-il possible que j’ai connu ces paysages ? Est-il possible que ce soit mon pays ?

Mais il n’y avait qu’un espace sans voix à la place de ces mots.

A force d’acharnement, il finit par atteindre un village. Le lieu était désert. Étrangement inhabité. Lentement, il en fit le tour. Interrogeant de sa parole muette les maisons abandonnées, les chemins sans vie. Il s’arrêta au centre du village, sur la place vide d’occupants et d’habitations.

Et c’est là que lui parvint un bruit.

Il n’était pas certain de ses oreilles – abîmées et trop jeunes à la fois. Il ne savait pas lui-même ce qu’il avait ressenti. Pourtant, il se dirigea vers l’endroit qui continuait à tisonner ses tympans. Il sortit bientôt du village – et se trouva face à une immense tente.

Il s’étonna de ne pas l’avoir remarquée lors de sa première exploration.

Et s’en approcha.

Bien que ses yeux n’aient jamais appris à compter, bien que son regard n’ait jamais été aveuglé par la présence d’autres corps, il comprit que tout le village était là – assemblé.

Une petite femme, très vieille et très sèche, s’adressait à eux dans une langue qu’il ne comprenait pas. Il regarda avec attention ces lèvres qui articulaient des sons inaudibles. Scruta avec patience la mobilité discrète de sa bouche, les claquements de la langue, et les mouvements qu’elle faisait parfois entre les lèvres et sur les dents. Vive comme un serpent, langoureuse parfois comme une lionne au soleil. Chaque mouvement, chaque déplacement de sa langue faisait naître en lui une éclosion d’images. Le serpent, la lionne. Le désert ensuite. Et la soif, la soif terrible quand la gorge de la vieille se mit à prononcer des sons qui venaient de son ventre. Le goût du sel sur une langue sèche. L’envol des oiseaux le matin quand un enfant court vers eux pour pouvoir les saisir – et s’envoler peut-être. La mer qui se retire, la mer qui se retire et découvre un sable humide et dur qui mange les traces des pas. Il vit la couleur bleu, le reflet indescriptible du rouge sur une peau sombre. Le chatouillement de la nuque quand on regarde un enfant dessiner ou qu’on vous chuchote lentement des mots dans votre oreille. Un goût aussi, un goût épais et lourd. Des mots vinrent s’ajouter aux couleurs, C’était une explosion de souvenirs, d’images. Il retrouvait dans ce langage qu’il ne comprenait pas – ce qu’il avait oublié, ce qu’il avait perdu en le soufflant dans le poumon du sol. Mais il n’en était pas accablé. Au contraire, il se sentait léger, emporté presque.

Quand la vieille femme se tut. Elle resta longtemps immobile.

Dressée, hiératique.

Et puis soudain, son regard se planta comme un pieu dans les yeux du vieil homme.

Elle traversa l’assemblée des villageois – qui la suivirent indistinctement – et s’approcha de celui qui se tenait à l’écart. Elle resta longtemps sans rien dire. Lui caressant le visage comme si elle retrouvait un amour perdu, cherchant derrière les traits vieillis le souvenir de ceux qui lui étaient – autrefois – familiers. Elle passa sa vieille main fragile dans les cheveux gris et longs et sales du vieil homme. Elle prit sa main qu’il avait maigre et calleuse dans les siennes pour les réchauffer. Et embrassa sa paume gauche. Et la plaça sur le front du vieillard.

(B) – Fergis, je te rends tes histoires.

Il fut surpris de comprendre ce que venait de lui dire la vieille femme. Comme si les images, les couleurs et les sons avaient ravivés le souvenir de cette langue qu’il ne parlait pas. Qu’il ne parlait plus. Qu’il n’avait peut-être jamais apprise.

(B) – C’est à toi qu’il revient désormais de les raconter.

(A) – Mais je ne sais pas dans quelle langue raconter ces souvenirs.

(B) – Sers-toi de celle qu’il y avait dans ta tête quand tu ne me comprenais pas.

Articles plus anciens