L'inconnue


Ça faisait plusieurs mois que ça durait – le bal des allers et venues nocturnes – clôture du parc – 8h : tout le monde dehors – et puis un peu plus tard dans la nuit, ils y revenaient tous. Le scénario s’inversait sur le matin – 8 heures en hiver, 7 heures en été – c’était le réveil, le nettoyage du parc. La ritournelle dont personne n’était dupe mais qui venait jouer à l’impression de l’ordre – d’un ordre hygiénique et sain, reconduit chaque jour avec la même précision : les marges du parc n’étaient concédées que pour des entractes nocturnes. Et la fermeture de Sangatte n’y pouvait rien changer.
De jour, le parc s’improvisait des airs de fête foraine – avec des corps allongés partout – sous les tilleuls, au bord du kiosque – de la musique dans les radios et des langues à n’en plus parler. Et c’était à ce moment-là, celui du plus de bruit et de chahut, qu’ils semblaient dormir le mieux : la présence de ceux qui avaient le droit donnait un semblant de tranquillité à leurs siestes endimanchées.
Mais la nuit, c’était tout autre chose – on l’appelait le Petit Kaboul, le Sangatte Parisien – parce qu’il y en avait eu un mort d’un couteau dans le thorax, parce qu'ils aspiraient à l’autre côté de la Manche, et parce que surtout ça parlait ici le dari et le pachtou.
Ils le savaient bien eux – tout le monde le savait ici – qu’il y avait un trou dans les grilles à l’endroit même du noisetier qui se tord dans l’angle au bord du Canal, ils le savaient tous que les gars, quand ils partaient, ils allaient s’assoir sur la place de la Gare de l’Est, sur les quelques bancs qui trainent dans le quartier, et puis qu’ils y revenaient : ils le savaient, par habitude d’abord – parce que ça faisait des mois que ça durait ; et puis ils le savaient aussi aux couvertures, aux vêtements, aux petits postes de radios laissés par ceux-là même qui allaient revenir, sous les fourrés, derrière les bancs, dans l’angle opposé à celui du barreau manquant.
Déjà l’été dernier, ça leur avait pris : le grand ménage… Mais cette fois là, ils avaient les chiens, les costumes et le moral aussi haut que les jambières. Postés partout, un homme tout les quinze mètres pour entourer la verdure parisienne, quelques autres à l’intérieur, avec des chiens, et deux ou trois cars pas bien loin, histoire d’assurer les arrières en cas de rébellion. Mais qui se rebellerait ici ? Qui ? Pas eux en tout cas, qui partaient sans broncher, dormir une nuit de plus près des porches des gares ; pas nous non plus, qui regardions ce spectacle avec la tranquillité effarée d’un bon peuple bien pensant ; pas ceux non plus qui se coulaient sur les routes chaudes, parlant mille autres langues que la nôtre et la leur – surtout pas eux d’ailleurs, venus troquer quelques jours de bonne fortune contre un mauvais cœur à prendre, surtout pas nous non plus – parce que c’est un délit – délit de solidarité lit-on dans les journaux.
Ce soir-là – pas plus que les autres soirs – il n’y aura pas eu de délit, il n’y aura pas eu d’affrontement, il n’y aura pas eu de flashball ou de tazer ; il y aura seulement eu du déni, de l’humiliation de part et d’autre et des gorges pachtounes sanglées par de l’orgueil.
L’ordre est un subterfuge mathématique – une équation qu’on résout contre le réel – pour étouffer les inconnues : le gaz lacrymogène chahutant les yeux en pleine nuit ; l’impossible combinaison des quatre-vingt place libres du dortoir contre les deux cents corps qui ne trouvent pas de place ; le gouffre des degrés qui s’ouvre entre leur herbe et nos toits.
Ça c’est passé hier.
Je le découvre ce soir – en franchissant les lignes de corps pliés par l’exercice à la distribution des places.
Et je sais que je traverserai à nouveau le parc – clôturé de remords. Ce sera, comme chaque fois, le parc – celui des campements improvisés sous les feuillages, celui des langues inconnues, des vies en transit, des vies de passage qui attendent au bord de l’eau que le temps parte avec la pluie. Ce ne sera plus que le parc du murier blanc centenaire, que personne ne connaît, mais dont la seule présence suffit à égayer les abords du Canal.
Pourtant, ils seront toujours là, eux – pour occuper le cache misère qui achète nos consciences tandis que nos grands d’arme s’apprêtent à démanteler Calais. La jungle rendra gorge, qu’ils ont dit – et eux, alors, où iront-ils ? Dans d’autres parcs gardés par d’autres hommes ? Sous d’autres bancs – puisqu’on ne peut plus dormir dessus ?
Il faudra bien qu’on se résolve à trouver l’inconnue dans l’équation des lits qui font défaut.


Le ventre plein de son corps d’il y a vingt cinq ans, suspendu aux poutres du garage – offert aux regards de tous dans ses formes fragiles.
Et l’autre, celui des quelques mois d’après, quand le corps porté commençait à découvrir ses lignes intimes – corps de la mère taisant la fille à venir – déplacé, comme le cadavre fragile d’un vieux corps chéri, par la mère et la fille, ensemble, dans la chambre – délicatement posé à même le sol des tomettes pour un trop long sommeil.

Ces mots – offerts incandescents aux cartes du soir – continuent leur percée lente et mystérieuse
Un peu comme cette phrase – sertie un soir de gouffre par des mains inconnues – dans la destruction, je m’obsède
Et aujourd’hui – donc
Les tiens de mots qui s’accrochent à mes pensées comme ces reclus courbés sur leurs montagnes
Le mensonge est-il révélateur de l’inconsistance ?
Et comment pour moi ne pas entendre derrière le fatras de questions et de nécessités qui bringuebalent en casserole dans mon passé d’épée



Les chiens savent où ils vont – de travers bien souvent – le corps à l’angle oblique de la route – contraints par on ne sait qu’elle ironie biologique à toujours emprunter une posture de traverse quand bien même ils voudraient filer droit – décidés de leur pas trottinant, dans l’obscurité des plages nocturnes ou sur les chemins caprins – le chien va son rythme de fortune, seul détenteur de son savoir secret.

« La vie me fait mal à petit bruit, à petites gorgées,
par les interstices. Tout cela est imprimé
en caractère tout petit, dans un livre
dont la brochure se consume déjà. »
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité.


Je reviens de chez vous. Il y a toujours cette même pluie douce et fine qui cache les larmes que je ne peux pas pleurer. Comme chaque fois, je retrouve le canal – si triste sous ses branches coulées – comme chaque fois le parc – celui des campements improvisés sous les feuillages, celui des langues inconnues, des vies en transit, des vies de passage qui attendent au bord de l’eau que le temps parte avec la pluie. C’est le parc du mûrier blanc, de ce mûrier que je n’ai jamais vu – que je n’ai pas cherché mais dont j’aime à penser qu’il se trouve tout proche.
Je reviens de chez vous avec vos mots, charriés par mes pas – si opaques et si justes. J’ai tout vos mots avec moi, vos mains vieillies et vos petits cheveux, votre regard surtout – bleu – couleur d’aluminium s’il n’était pas gris. Nous nous sommes peu parlé – vos gestes si lents et si plein occupent tous ces blancs qui nous sont familiers. Et la petite pluie fine – toujours qui berce mes pensées. Et tandis que je plie mon corps à la torpeur de notre rencontre – je les vois eux. Assis sur des plastiques à l’endroit du parc où l’herbe se dodeline. Lui, surtout, avec son étrange sweat-shirt comme arraché à une de ces séries américaines d’il y a plus de trente ans.
Lui qui n’a rien, il rit, se livrant au périlleux exercice physiques – les mains plantées dans la boue du parc – que scande, joyeux, le décompte des syllabes de son ami assis. Je ne connais pas leur langue, j’ai oublié les chiffres – il s’écroule heureux et épuisé sur le sol encore humide.
Je me presse d’oublier l’indécence de ces larmes que la pluie n’effacera pas. Ils ont repris leur jeu de gosse.

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