D'un art aveugle

Orion aveugle cherchant le Soleil, Nicolas Poussin, huile sur toile (1,83 m x 1,19 m), 1658, Metropolitan Museum of Art, New York.



Le théâtre est et doit être un art aveugle. […] La captation du réel ne peut exister que par et dans les détours d'un langage, travaillé, retravaillé par la poésie.
Catherine Naugerette, Paysages Dévastés.


L’œil découpe, détache, distingue. Il ne s’arrête pas à la périphérie, mais découvre l’horizon, l’issue de l’étendue. Dans l’espace qui se présente à lui, le regard fouille, glisse sur les choses en un seul mouvement. À l’inverse de la main, qui avance plus modestement dans l’univers qui l’entoure, dans la continuité du monde qui se présente à elle. Si la vue est analytique, la main est synthétique : elle progresse par des tâtonnements aveugles, dans un effleurement continu. La main ne connaît pas comme l’œil, découvrant dans la confusion du tout-venant le désordre du réel. Modeste, elle ne cherche pas à rendre compte de cette anarchie. Elle la saisit, la découvre et ne s’arrête pas. En ce sens, la perspective est fille de l’œil. Dans l’échiquier perspectif, dans la diminution des figures, se dit la certitude d’une rationalité du réel. La perspective ne chérit pas seulement la précision, elle est éprise d’harmonie, de cette conviction qu’une ordonnance musicale et rationnelle sous-tend le monde. Pour Yves Bonnefoy, si nombre de peintres du Quattrocento ont aimé la perspective, c’est parce qu’ils y ont vu
La clef soudain offerte de la rationalité de l’espace, et le moyen de rendre à l’homme sa place dans l’universelle harmonie. Le tableau en perspective est conçu pour un spectateur autour duquel tout s’ordonne. Il le dresse au centre de toutes les représentations, de toutes les significations[1].
La main défait la perspective parce qu’elle ne la comprend pas. La hiérarchisation est impossible pour les doigts dépliés, tendus vers ce qui se présente. Et il semble que depuis Brecht, l’œil se soit refermé : le dramaturge a abandonné son point de visibilité transcendantal pour s’inscrire dans la trame du texte lui-même. Et l’auteur ne peut pas s’élever au-dessus de l’horizon de la langue, n’est plus capable de porter un jugement de vérité ou d’apporter un semblant de savoir. Posture plus modeste et retenue de l’écrivain qui se retire dans ce qu’il nous présente, qui « ne cesse de chercher, découvrant à tâtons le monde, dans et par l’écriture [2]. »


[1] Yves Bonnefoy, « Le temps et l’intemporel dans la peinture du Quattrocento », in L’Improbable, Paris, Gallimard, 1992.
[2] Claude Simon, Orion Aveugle, Genève, Skira, Coll. Les sentiers de la création, 1970, p. 10.

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