Lexomil

" – Je suis une femme qui ne dort pas souvent.
Ma fille vient d’avoir dix-huit ans. Je me dois d’entrer plusieurs fois chaque nuit dans sa chambre pour surveiller son sommeil. Quand je la sens nerveuse, je m’allonge à côté d’elle jusqu’au matin. J’ai toujours peur qu’elle prenne peur dans un rêve et se réveille brusquement après avoir fait une chute du haut de la statue équestre qui est en face de chez nous. Dans la journée, je reste auprès d’elle autant qu’il se peut, même si je dois m’imposer quand elle reçoit des amis, ou que je accorde à titre exceptionnel de se rendre à une soirée. Je surveille les garçons qui tournent autour d’elle et s’ils se montrent trop entreprenants je les prends à part pour leur dire que ma fille est réservée et vierge. Il lui arrive de trouver que je la couve comme un œuf, et qu’elle a le plus grand mal à respirer.
- Je ne suis plus une gamine, laisse-moi au moins aller toute seule au lycée.
J’ai dû prendre la décision de saturer de Lexomil le chocolat de son petit déjeuner. Depuis, elle est devenue docile. Elle ne pense plus à se rebeller. Je dois même la secouer quand elle s’endort à table ou dans son bain, et je suis obligée de la soutenir pour lui éviter de tomber du siège quand elle va aux toilettes. Elle ne sort plus, mais j’essaye malgré tout de la promener dans l’appartement, de lui faire descendre l’escalier, et de lui montrer la rue par la porte ouverte pour qu’elle ne perde pas contact avec la réalité. Je lui fais remarquer le grand camion des poubelles, le gyrophare d’une voiture de pompiers ou le feu qui passe du rouge au vert en passant par l’orange. Il m’arrive de la pousser légèrement pour qu’elle se hasarde sur le trottoir, mais elle se jette dans mes bras aussitôt, tant elle déteste à présent le monde extérieur. Alors je la porte cahin-caha jusqu’à l’ascenseur. En rentrant, je la couche. Je l’apaise en lui chantant une chanson, en lui lisant une histoire, en la couvrant de baiser de la tête aux pieds.
J’ai prévenu le lycée que je l’avais inscrite dans une école privée. Quand ses anciens amis téléphonent ou viennent la voir à l’improviste, je leur dis qu’elle n’habite plus ici.
- Elle est partie un soir avec son sac, et elle a refusé de me dire où elle allait.
Au bout d’un mois, ils ont fini par l’oublier. J’avais pris la précaution de me fâcher dès sa naissance avec toute la famille. J’ai coupé les ponts avec celle de mon mari quand il a disparu de la circulation dix ans plus tôt. Maintenant nous vivons enfin à l’écart de tous les intrus qui essayaient malgré ma vigilance de nouer des liens avec elle. Je n’éprouve plus ce sentiment de panique à l’idée qu’elle puisse m’échapper. Elle s’effacera peu à peu de la mémoire de ceux qui l’ont côtoyée. Bientôt, elle ne quittera plus son lit. Je la nourrirai à la cuillère, et je m’occuperai à nouveau d’elle comme d'un bébé."

Regis Jauffret - Microfictions.

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