Amnésie



Perdre son identité dans la suite ininterrompue de jours sans faim, blanc de jours étirés - vides de répétitions monocordes - comme on devrait se perdre parfois dans une seule mélodie, répétition de deux notes sur les touches d'un piano - on ne serait plus que cela : petite mélodie de doigt sur les courtes noires et longues blanches... On s'oublie déjà à songer à ce monde dilué de notes pures - la voix bientôt se tait


Les Vierges qui, des branches de laurier à la main, s’avancent solennellement vers le temple d’Apollon en chantant des hymnes, conservent leur personnalité et leur nom : le chœur dithyrambique est un chœur de métamorphosés qui ont entièrement perdu le souvenir de leur passé familial, de leur position civique…

L’enchantement de la métamorphose est la condition préalable de tout art dramatique.

Nietzsche, Naissance de la Tragédie.


Car le beau n’est rien
que le commencement du terrible
Rilke

À quoi reconnaît-on les gens fatigués. À ce qu'ils font des choses sans arrêt. À ce qu'ils rendent impossible l'entrée en eux d'un repos, d'un silence, d'un amour. Les gens fatigués font des affaires, bâtissent des maisons, suivent une carrière. C'est pour fuir la fatigue qu'ils font toutes ces choses, et c'est en la fuyant qu'ils s'y soumettent. Le temps manque à leur temps. Ce qu'ils font de plus en plus, il le font de moins en moins. La vie manque à leur vie. Christian Bobin, Une petite robe de fête.

Trouver, toucher, tâcher à la vie qui déborde la vie, la part manquante comme désert mais qui - si près du bord - est dense, toujours plus dense que le rien - lessivage des jours sans grand souci de soi - déroulement mécanique des heures closes et des gens sans noms -


Il dit : le silence commence par un espacement des temps.
La plainte vient de s’espacer.
Regardez.
Duras.

Se tenir donc sur ce point où les mots s'espacent - parce qu'en levant les yeux - on finit par les taire - et regarder le temps où ils ne tiennent plus...
Le jour est rouge

Est-ce qu’une vie c’est comme une chambre, que l’on occupe, que l’on habite et que l’on loue ? On dirait bien que oui. Est-ce qu’il y a des vies qui sont comme ces chambres dans les familles nombreuses, que l’on squatte en groupe, à plusieurs dans la même pièce et qui deviennent le lieu où se recroise tout le monde ? Une petite pièce faite de lits superposés, de lits en tiroir, de lits-gigognes et de lits-poupées. Une toute petite pièce blindée de choses et d’autres. Inutiles et fonctionnelles. Imaginons la chambre, moi je la vois étroite, à vous de voir la vôtre. Reste qu’il faut la meubler. Comme je l’ai dit, chargée de lits, la chambre. Plus qu’elle n’en peut contenir. Et tout le monde y vient dormir. Comme ça aussi que vous la voyez ? Un dortoir mal pensé, où l’on se marche un peu dessus. Où le voisin du lit du haut fait craquer les lattes pendant la nuit en mâchonnant dans ses sommeils. Toi et moi la même chambre finalement. Que l’on n’a pas choisie. Que l’on occupe à deux. Ainsi que ça s’achève, ainsi que ça commence. Tout comme. J’aurais dû me méfier. À croire que l’on ne se défie jamais assez de sa naissance.


Il y a ... - oui de plus en plus en effet - à toutes les rues - de plus en plus, certes - oui - partout - il y en a... Vous voyez bien ce que je veux dire ? Il me semble oui. Bon - dans les rues, il y a de plus en plus - non, de moins en mois - oui c'est cela, il y en a de moins en moins : petite boutique de cirque, balles de jonglage et massues fluos - non plus de ça - cafés écaillés où l'on prend des bols de soupe - non plus - librairies petites compliquées et en hauteur - il n'y en n'a plus - recoins pour les nuits de fortunes - logement sociaux - à la périphérie plutôt - mais il y a - oui de plus en plus - oui il y a des usines de production à tableaux de salon (pas moins de 3) avec des couleurs fluos en forme de triptyque pour espace-de-mur-au-dessus-du-canapé, des silhouettes ombre chinoise, des centres de cotisations privées pour la retraite (2), des boutiques avec des vestes au prix du RMI (7), des chiens propres - petits - en laisse - avec de petits manteaux (100), des restaurants avec des tableaux achetés dans les usines à décoration - des serveurs politiquement corrects - des murs repeints - un écran plat au fond pour les soirs de match - des luminaires design - des café à 3€ - de jeunes trentenaires dynamiques et beaux - teint hâlé même l'hiver - jeunes femmes - belles aussi - toniques - qui prennent soin de leur capital (jeunesse, beauté, minceur, santé) - des journaux gratuits pour les dimanches soirs - des galeries d'art (4) - bustes, tableaux, carte postale (mailing art), moulage, coupelle de seins en émail blanc, fesses d'un christ-femme (Christelle) dégradées de bleu et blanc, vieux tableaux de vieux peintres lyonnais - des bars américains (4) pour les cadres après le resto - il y a (oui je l'ai vu celui là, monstrueux) un homme qui avance un pas sur deux, le crâne repris par des coutures parce qu'il s'est fait agresser une nuit qu'il dormait dehors - lui, il mange des pâtes chauffées sur une mèche qui trempe dans une boite de sardine remplie de beurre pour faire combustible - lui, il avance au ralenti un pas après l'autre au milieu des autres qui avancent, lui il se tient près de sa petite mèche (chiffon replié) qui trempe dans le beurre et qu'il règle avec des tubes de harissa qu'il a roulé et qui sont maintenus au-dessus de la boite de sardine par des ficelles et un trombone - lui, il n'a pas de chien - il marche trop lentement, ne peut même plus faire le trajet entre le restaurant A et le magasin B pour acheter une bière ou un sandwich - lui, la croix rouge lui amène des pâtes qu'il fait cuire sur sa petite mèche qui trempe dans le beurre

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