Je voudrais avoir un corps

une sorte de corps avec pas de mots
un corps comme un arbre ou du vent.
Il ne faudrait plus avoir de nom pour le corps.
On appellerait ça le rien
Il serait dans la vie
Comme un soleil avec d’autres soleils.
Daniel Danis, Celle-là.


Jouer c’est rencontrer l’autre et rencontrer ces autres que l’on porte en soi, tout ces fragments de voix, de vies et de destins. C’est se rencontrer soi comme si on était autre, se découvrir dans la surface trouble et changeante d’un rôle que l’on compose, qui se compose, et s’invente. C’est partir en chemin, en découverte de ces visages étrangers que nous propose un texte, c’est arpenter un espace qui ne vaut que lui-même et parle aussi à tous. Comme ça circule quand on joue au-dedans, comme ça voyage au creux où tout prend forme. Et alors naît l’espace et s’ouvre un courant d’air pour que le souffle passe. On trouve en tâtonnant ce lieu où tout s’oublie, se perd et se retrouve.


L’acteur, le comédien a quelque chose de ce chœur de métamorphosés amnésiques de toute chose dont parle Nietzsche :


Les Vierges qui, des branches de laurier à la main, s’avancent solennellement vers le temple d’Apollon en chantant des hymnes, conservent leur personnalité et leur nom : le chœur dithyrambique est un chœur de métamorphosés qui ont entièrement perdu le souvenir de leur passé familial, de leur position civique… l’enchantement de la métamorphose est la condition préalable de tout art dramatique.1

L’enchantement de la métamorphose, c’est cela non, jouer ? Partir dans une mue qui demande à poser celle qui précédait, s’offrir à la surface, à sa propre surface. Il y a un impératif du jeu, et Char nous en glisse le mot d’ordre : « Émerge autant que possible de ta propre surface. Que le risque soit ta clarté. Comme un vieux rire. Dans une entière modestie.2 »

Dans le jeu se compose une communauté informulée, inavouable aussi, qui n’a de sens que dans ce consentement, cet égarement assumé qui est aussi partance. On cherche dans une chambre commune comment le personnage va pouvoir naître au sens : n’est ce pas ce que font les comédiens de la troupe du Soleil, se passant l’un à l’autre leurs esquisses de figures, leurs bribes de personnages ? Ils les cherchent tous ensemble, assis dans le même jeu. Ils se prêtent la parole, la reprennent pour poursuivre, se surprennent et s’étonnent. Et ils rencontrent l’autre comme il ne se connaît pas.


Le jeu est ce territoire où n’existe que ce qu’on fait être ensemble, ce terrain vague pour les mondes enfants qui se fondent dans une parole où l’on oublie ses mots. Et l’on est responsable de ce monde, de ce jardin imaginaire qui vient comme naître sous les pas. Devant l’autre, celui sur scène qui se prête au jeu, devant les autres, ceux attentifs, qui se tiennent dans la salle, devant le société, comme elle (ne) va (pas), et devant les formules sociologiques, politiques et économiques. Alors oui on rencontre l’autre lorsqu'on devient acteur, mais on devient autre aussi, en écart par rapport à soi, en marge par rapport au reste, en incidence et en latéral. Parce que jouer c’est aussi prendre le temps du rien, c’est apprendre à se constituer dans l’essentiel improductif qui a le goût de superflu, c’est rester en-deçà du spectaculaire et au-delà du médiatique. Les mots pas plus que les jeux ne sont sans incidence. On ne vient pas troquer, le temps d’un battement d’heure, quelques fragrances d’illusion, images carte-postale joliment modulées. À l’heure de ce gratuit qu’on voit sur les journaux, dans les supermarchés, qu’on lit sur toutes les pages, et les haut-lieux télévisés, il importe sans doute de proposer un gratuit plus essentiel, qui serait celui du rien mais qui ouvre à autrui. Alors on ne cèdera pas à l’homonymie, parce que du jeu au je, il y a d’abord le il, et que c’est là que tout commence, dans le battement de cette présence à soi où vient enfin se tenir l’autre.





1 Nietzsche, L’origine de la tragédie.
2 René Char, À une sérénité crispée.

1 commentaires:

jouer c'est ne pas cesser de combattre les fantômes

10 juillet 2007 à 00:00  

Article plus récent Article plus ancien Accueil