« Le client. Je ne marche pas dans en un certain endroit et à une certaine heure ; je marche, tout court, allant d'un point à un autre, pour affaires privées qui se traitent en ces points et non pas en parcours ; je ne connais aucun crépuscule ni aucune sorte de désirs et je veux ignorer les accidents de mon parcours. J'allais de cette fenêtre éclairée, derrière moi, là haut, à cette autre fenêtre éclairée, là-bas devant moi, selon une ligne bien droite qui passe à travers vous parce que vous vous y êtes délibérément placé. »

Koltès, Dans la solitude des champs de coton.



Je vais vous dire comment je veux mourir

Je vais vous expliquer comment je vais faire

Comment je veux procéder

Je vais vous expliquer comment je veux mourir

Ce que je veux que vous fassiez


Écoutez moi d’abord

Je dois vous dire comment je veux mourir

Ce que je veux faire

Pour que la vie cesse


C’est une étude


On ne se tue pas simplement


Mais d’abord je dois vous dire comment je veux mourir

Je vais vous expliquer


Ce n’est pas vraiment simple

Vous êtes prêt à entendre


C’est une étude vous savez

C’est une ascèse

Pour disparaître

Programmer la chose


Je vais vous le dire

Que vous sachiez


Et peut-être alors que vous comprendrez

Que vous m’arrêterez


Vous voulez bien que je vous dise

Que je raconte

Oui – comment je me suis tuée

Oui – je vais vous dire

Ce n’est pas très compliqué


Je vais vous dire ce qu’il faut prendre

Deux trois outils

Une ou deux choses

A bien choisir

Pour bien mourir

Mais ce n’est pas très compliqué


C’est une étude

De bien mourir

Je vais vous dire ce que j’ai fait


You must get white

You must get white

On se réveille comme au sortir d’un mauvais rêve

Mais les crissements de la voix qui portent dans la rue – les crissements des cris – les crissements de la langue comme des cailloux de la Seine – tout cela – trop réel pour être tu

You must get white

Blanche

La peau

Le visage

Toutes ces surfaces de soi

Blanches

Qui doivent être blanches

Mais qui ne le sont pas

Elle finit sur ces mots. Haddock et chair à saucisse.
Mieux. Ses mots à elle, trouvent ici un point final - pâle pâleur du ciel, un mince filet d'eau se met à trembler dans le grand manteau rouge, les Vagues ne parviennent plus à sombrer - et pourtant - loin, plus loin au fil de l'eau, elles parlent - Il est vrai, je crois, que l'on acquiert une certaine maitrise de la saucisse et du haddock en les couchants par écrit.


Souvent on le fait sans y penser – paraît-il
Dans mon cas, non
Mais paraît-il que les gens
Certains
C’est sans y penser qu’ils le font
Je n’y crois pas trop à vrai dire
Mais on me l’a dit
On me l’a dit
Vraiment
Qui ?
Je ne sais plus trop à vrai dire
Non
Sans importance

Tu sais
C’est déjà que je te regrette
Déjà que ce n’est même pas encore fait
Que déjà tu me manques
Vrai
C’est comme un grand trou dans mon ventre
Un grand vide qui prend tout

Tu vois ce que je veux te dire

Pas trop, n’est-ce pas
C’est pas grave
Je te regrette déjà
Déjà oui

C’est pas qu’on se connaisse
Non
Pas vraiment
Mais de t’imaginer
Soudain comme au-delà
Ça me brise
Vrai
Ça me déchire l’intérieur
Comme des aiguilles qui percent le ventre

Parce que je t’aime
Vrai
Mais c’est pour ça d’ailleurs qu’on ne se voit plus
Que ça doit finir
Parce que je t’aime

Tu comprends ça
Tu arrives à l’entendre
Je veux que ça au moins ce soit sûr entre nous
Ce soit dit
Je t’aime
Je t’aimerais toujours
Même au-delà de ce trou dans mon ventre
Toujours cet espace là
C’est le tien qu’il sera

Tu vois ?

Non
Mais parait-il que les gens
Les gens quand ils le font
C’est comme sans y penser
C’est comme descendre le sac en plastique vert de la poubelle
Celui des choses qu’on jette parce qu’on ne peut pas les trier
Celui des épluchures, du marc de café, de la poussière et des déchets
C’est comme porter un truc qui pue pendant les quelques marches
Qui descendent l’escalier
La mains serrée sur le plastique
On ouvre le couvercle de la grosse poubelle du bas de l’immeuble
Celle qui est toujours pleine même après le jour des éboueurs
Et on lance le sac dedans

C’est comme le sac vert de la poubelle
Ça pue pendant quelques secondes
L’odeur vous colle aux doigts
Mais on le fait sans y penser

Oui ce n’est pas qu’une image, je crois
Ça se passe pareil
On n’y prête pas attention
Et en moins de deux
C’est fini

On est vide et propre
Comme un grand vide au creux du ventre

Sans y penser
Ce serait bien

Tu comprends ce que j’essaye de te dire ou c’est trop compliqué ?

Je ne veux pas t’offrir un monde de merdre
Je ne veux pas t’offrir ce monde
Ça non je ne veux pas
C’est pour ça tu vois
À cause de ça seulement

Tu sais combien de gens
Vivent là
Combien on est là à marcher sur la planète ?
Pas 6 milliards mais 6, 7 milliards
6, 7 milliards
Ça fait
13,4 milliards de pieds
13,4 milliards de pieds qui piétinent cette putain de vieille planète
Et pas un pour rattraper l’autre

Pas un pour compenser les conneries de l’autre

Ça fait 285 milliards de putain d’habitants depuis que l’homme existe
285 milliards…
17 milliards de tonnes de tissu humain
17 milliards de tonnes de cheveux, de peau, d’ongles, de salive, de dents, d’os, de poils, de larmes
17 milliards de tonnes
C’est pour ça tu vois
Qu’il y aura le trou dans le grand vide de mon ventre
C’est pour ça tu vois
Qu’à peine on s’est connu que déjà je te dis au revoir
C’est pour ça aussi
Qu’il n’y aura pas de lendemain
Parce que je ne peux pas
Parce que
C’est impossible

Et encore
Je ne crois pas en Dieu
Imaginez
Le nombre de morts convoqués pour le Jugement dernier
Une horreur
L’équivalent de trois milliards de terrain de football pour les faire tous tenir
Venir voir Dieu

Mais je ne crois pas en Dieu
Non
Je n’y crois pas
Parce que si vraiment il existait
On arriverait à ce demander comme il se démerde pour que ça vrille comme ça

C’est quoi pour vous la terre ?
La terre, oui, cette putain de sphère humide qui se détruit à vive allure
C’est quoi ça pour toi
C’est rien

Rien du tout

Mais je t’aime
On ne se connaît pas encore
Mais moi je te connais
Je sais déjà des choses sur toi
Ton histoire avant que tu commences

On ne se connaît pas
On ne se connaîtra pas
Jamais

Mais ça arrive souvent
Souvent on croise des gens
Des gens de la rue
Du travail
De la nuit
Des gens dont on sait qu’on pourrait être proches

On ne les connaît pas mais c’est comme si on les aimait
Comme si on était plein d’une tendresse aveugle
Sans pourquoi
Juste eux inconnus qui marchent dans la rue
Et que l’on prendrait
Dans nos bras
Eux inconnus de la rue
Avec qui on aurait pu vivre
Avec qui les bouts de temps qui traînent auraient pu être meilleurs

C’est ça
On aurait pu être avec eux
Mais ils disparaissent
Au bout de la rue
Sortent du métro

On ne se connaît pas
Mais on aurait pu
On aurait pu faire
Comme si
Ou presque

Mais non
On ne se connaîtra pas

Pareil pour toi
J’aurais aimé t’aimer
Mais c’est impossible
Alors c’est pour ça
Le grand trou vide
Dans le centre de mon corps

" il y a question, et cependant nul doute; il y a question mais nul désir de réponse ; il y a question mais rien qui puisse être dit, mais seulement à dire " Maurice Blanchot, Le pas au-delà.


Quelle langue commence à prendre ?
Nulle amorce, sans doute. C'est préférable.
Et délier les questionnements, les impossibles.


C'est doute et certitude - inextricables
colères et tendresses - inextricables
Silences et Cris - confondus
Et parfois, mer calme, presque forme retenue

- Est-ce que tu sais où vont les jours, petite Marie, est-ce que tu sais où vont les grandes soifs, les grands désirs ?


Je cherche une façon de haïr, je cherche un peu de rage, fut-elle minuscule - et tout serait plus simple.
Je cherche un gramme de douleur, un peu de crispation
Mais rien, rien qu'un grand vide, noir néant de peu de choses

Et je pousse sous le blanc du jour
En oubliant les traces

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