Se retrouver – 6 ans après – dans les fenêtres d’en face. Et retrouver la lumière du matin qui troue le damier des routes dans le même sens parce que les fenêtres d’en face regardent encore la même lumière – 6 ans après. Se retrouver de l’autre côté de ces fenêtres. Derrière d’autres fenêtres. Et reconnaître ses pieds – léchés le matin par le pinceau qui court dans le mince interstice entre la porte et le sol. Revoir ces arbres dressés devant les murs si vieux. Chercher dans les branchages la petite fenêtre derrière les stores de bois. Celle si étroite – calfeutrée comme une tanière. Chercher la lumière la même qu’il y a six ans. Derrière les feuilles vertes. Pousser la porte de la boulangerie. Celle où l’on se retrouvait à 6h du matin devant le store beige qui cachait la lumière attendant l’ouverture.
Se retrouver six après au bord du gouffre mais de l’autre côté.



On l’a appris hier de sa bouche à elle qui rapportait ses mots à lui, sa bouche qui disait – troublées par l’écho dans la chair que ces paroles avaient produites – sa bouche qui disait combien, combien il était resté froid en déroulant son gros secret et comme il avait dit gros (c’est elle qui le faisait remarquer et non pas lui qui l’avait dit sans y penser coulant dans ce mot la forme de son aveu) gros secret pour dire la charge brisée dans son corps gros pour dire ce qui avait franchit outrepassé brisé dans les ourlets de son intimité trop jeune gros secret récité d’une voix métallique alors qu’en face l’autre celle qui avait été choisie pour recueillir ces premiers mots pleurait
De sa voix pleurait
Et des larmes coulaient
Qu’il ne pouvait pleurer
Et sa voix récitait le silence acheté l’argent versé dans ses quinze ans naïfs qui devait apporter aux proches des plaisirs pour porter la trace de celui qu’il avait donné
Et sa voix appelait convoquait ce qu’en lui la parole avait tari avait éteint les heures d’année qui érodent
Et sa voix – trop sèche trop froide trop dure – charriait avec avidité les plis de ce qui fut trop longuement gravé dans son corps de lait
On l’a appris hier et son visage d’amande revenait en mémoire avec ses grands yeux bleus toujours gorgés de larmes
Hier sa voix sur le fil d’une lame qui dansait dans les décombres de ces jours pour l’imminente colère qui l’aurait englouti, pour la terrible haine dévorante là – car c’est toujours ici que perce la tenaille des poings serrés – là même où encore trop blanc de lait son corps

Loin de lui-même comme il était resté à distance respectable pour que les mots trouvent un chemin de fortune à travers les pierres posées jours après jours par le silence acheté
Yeux bleus gorgés de sable
Bouche incarnadine fine sur la peau pâle
Et cheveux de poupon
Fins tellement fins
Que c’est comme d’une finesse qui n’aurait pas grandie
Alors le regard posé sur des écrans plaques de vies substituées et la nuit arrachée au moment du repos placée sous l’égide de cette foule nombreuse qui criait au supplice dans son ventre trop étroit
Et la nuit hagarde alors de l’équation qu’elle ne voulait résoudre

Il s’est tenu au seuil de ses yeux – bleus de sable – pour ne pas avoir à verser dans l’immense gouffre des douleurs pénétrantes

Chaque nuit où il devait se lever – sachant – car la régularité plie le corps à l’habitude – lui fait mâcher ce savoir de douleur – se lever en sachant où chaque coup de pédale conduisait dans la nuit
Comment la route des petits pavillons dans le lotissement rose aux allées bien rangées débordait vers sa nuit déjà blette
Comment le vent humectait ses yeux de sable – imprimait sur ses joues rouges l’aigreur du froid matin
Et chaque matin chaque nuit chaque jour de chaque semaine pendant quatre ans y aller de son corps en plein dans la tempête

Il n’y a que ces verres brisés au fond de ses souvenirs d’enfance – et les nuits dévorées par l’écran de l’image assise sur son sexe qui occupait ses mains et les nuits et les jours vides habités de couleurs haute résolution et ses heures et ses manies d’enfant trop grand pressées contre le flanc de silhouettes 32 bits

Chaque jour, la paye de l’apprenti devenait instant fragile
Chaque jour, des billets passaient de mains à mains

J’ai quinze ans
Je suis pâtissier
Et je lèche des croissants

Et lui qui bandait chaque matin
Qui attendait le bruit du vélo qui se gare
Qui attendait le corps fragile
Qui le brisait à coup d’humiliations projectiles
Qui le tirait de son sommeil pour lui apprendre le commerce du pain et le commerce du sexe

Contrat d’apprentissage

C’est ce qui avait été écrit sur le papier qu’ils avaient signé – le tampon de l’école inscrit dans le cadre supérieur
Feuillet de quatre pages
Engagement mutuel des parties
Etabli en trois exemplaires

Celui qui bandait il s’appelait le maître
Celui qui suçait il s’appelait l’apprenti

Il avait son enfance de colère détruite au fond de lui – souterrain de brûlures inenttendues – qui attendait toujours le moment de le perdre – de le projeter crânement contre une porte close – ou du haut de ce pont qu’il prenait à vélo – pont rouge de ces villes à petites gares qui courbe l’échine sur les rails du train – du haut du rouge il aurait pu car la vue est belle du moment que l’on tombe : sur la gauche, on trouverait encore, derrière les gravats, des voitures qui s’empilent et les marques bleues de ce qui fut l’ancienne brasserie locale. Et sur la droite – plus loin – un nom allemand ou alsacien accroché à nulle part, excroissance géographique du lieu qui lui donnerait l’air enfantin d’un pays de merveilles.


Et voilà que le père – au moment où l’aveu vous écorche la gorge – cèdent les résistances sous les coups de butoir de mots trop longtemps tus – dégorgent les paroles, maladroites, boitillantes, si peu rompues au difficile exercice de la narration – et comment pourrait-on et même le faudrait-il, rapporter les fractures du corps dans une longue coulée trop plate trop molle et trop tranquille – au moment où les yeux gorgés de sel ne plissent pas pour des larmes muettes – au moment où ses mains habilles ne tremblent pas, pliant et repliant l’ourlet du pantalon entre ses doigts nerveux – au moment où la mère, assise sur ce grand tabouret de bar, prépare la pâte à pain du lendemain matin – au moment où le père franchit la porte qui le menait des rues polies aux chambrettes de bricole, s’avance dans la cuisine pour déposer sur les joues de la femme ses libations quotidiennes, et frotte des moustaches raides contre la peau trop rouge – au moment où la digue enfin rompue vomit ce que taisait le corps – voilà que le père – sous les mots malhabiles, comprend, entend de ce fils inexpiable – envie, avidité presque.

Et le garçon pourtant déjà plus grand – d’une tête au moins malgré ses cheveux fins – tellement plus grand dans ses membres étirés – déjà plus grand – s’effondre.

Le pont rouge qui enjambe les trains comme il aurait dû – comme il l’a manqué – comme sa bouche est bordée de ces remords que le père voudrait, veut entendre prononcés
Pour absolution
Pour pureté
Pour réparation

Et le père cherche alors dans la maisonnette de fortune les cadeaux du fils, marques souillées accrochées au mur – trophées de sa concupiscence – pour les jeter au fleuve dans la rivière qui noie à cent mètres de là les inquiétudes des vaches.

Il ne pensait pas, lui, le père, avoir un jour à affronter un fils de prostitution.

Mais l’aveu ne lave pas – il emplit au contraire, grève la mince pellicule de salut de soi que le temps aurait réussi à construire et alors ce n’est plus que le gouffre des percées, le vide des torpeurs trop pleines le temps inhabitable de ceux qui n’ont assise, lieu – en dérive de soi – toujours.


Je m’adresse à toi sous la corolle de ton nom pour offrir en partage cette juste mesure


Et elle, la mère, devant les mots prononcés ou plutôt devant ceux qui pour n’avoir pas été dits appelaient son désir nécessité aveugle de savoir tout connaître tout – parce qu’elle avait su que dans un cahier qu’elle n’avait pas lu, qu’elle n’avait pas pu lire, qu’il ne lui aurait jamais permis de lire, il avait écrit tout, détaillé tout – du premier frôlement des fesses aux poings dans l’anus – tout y avait été mis – c’était ce savoir-là qu’elle voulait pour elle seule, pour savoir seule ce qui s’était passé, pour faire territoire de son corps de gerçures
Et camper là, s’y ficher au point d’y déloger le fils
De lui ôter le droit de sa mémoire
De sa souffrance
Pour ce presque savoir
Elle

When I close my eyes I can’t stop the video playing in my head


Et je regarde son cœur comme un chien qui veut mordre.


Tout les samedis avec ma fille, on va à Carrefour - celui du 3e étage avec des pans inclinés qui vous conduisent plus haut encore – pour aller trouver ce qui manque.
Tous les samedis. Elle vient me prendre. Avec sa Renault 5 rouge. Et on va faire les courses. J’ai soixante-treize ans aujourd’hui. Et comme c’est mon anniversaire. J’ai acheté deux steaks de viande hallal et deux canettes de Red Bull. Vous savez ces bouteilles en métal gris et bleu.
C’est pour mon anniversaire.
J’habite dans une petite maison. Avec mon fils. C’est lui qui fait à manger. Même s’il ne voit plus. Mais là. Il est hospitalisé. parce que son ventre sortait sous sa peau. C’est ce que les médecins ont dit. Et qu’on avait trop tardé. Mais il avait rien dit. Et moi. Je touche pas son ventre tous les jours pour voir si ça fait mal ou si ça ne sort pas trop.
Vous connaissez le Red Bull ? C’est une boisson bleue et argent. Comme les voitures de sport.
J’ai eu deux bouteilles aujourd’hui. Pour mon anniversaire.


Mona Hatoum. Roadworks, Beirut 1952.

Bêtes pour avoir été intelligents trop tôt. Toi, ne te hâte pas vers l'adaptation. Toujours garde en réserve de l'inadaptation.

L'homme qui sait se reposer, le cou sur une ficelle tendue, n'aura que faire des enseignements d'un philosophe qui aura besoin d'un lit.

Communiquer ? Toi aussi tu voudrais communiquer ?
Communiquer quoi ? Tes remblais ? - la même erreur toujours.
Vos remblais les uns les autres ?
Tu n'es pas encore assez intime avec toi, malheureux, pour avoir à communiquer.

Henri Michaux, Poteaux d'angle.

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