Je voudrais avoir un corps

une sorte de corps avec pas de mots
un corps comme un arbre ou du vent.
Il ne faudrait plus avoir de nom pour le corps.
On appellerait ça le rien
Il serait dans la vie
Comme un soleil avec d’autres soleils.
Daniel Danis, Celle-là.


Jouer c’est rencontrer l’autre et rencontrer ces autres que l’on porte en soi, tout ces fragments de voix, de vies et de destins. C’est se rencontrer soi comme si on était autre, se découvrir dans la surface trouble et changeante d’un rôle que l’on compose, qui se compose, et s’invente. C’est partir en chemin, en découverte de ces visages étrangers que nous propose un texte, c’est arpenter un espace qui ne vaut que lui-même et parle aussi à tous. Comme ça circule quand on joue au-dedans, comme ça voyage au creux où tout prend forme. Et alors naît l’espace et s’ouvre un courant d’air pour que le souffle passe. On trouve en tâtonnant ce lieu où tout s’oublie, se perd et se retrouve.


L’acteur, le comédien a quelque chose de ce chœur de métamorphosés amnésiques de toute chose dont parle Nietzsche :


Les Vierges qui, des branches de laurier à la main, s’avancent solennellement vers le temple d’Apollon en chantant des hymnes, conservent leur personnalité et leur nom : le chœur dithyrambique est un chœur de métamorphosés qui ont entièrement perdu le souvenir de leur passé familial, de leur position civique… l’enchantement de la métamorphose est la condition préalable de tout art dramatique.1

L’enchantement de la métamorphose, c’est cela non, jouer ? Partir dans une mue qui demande à poser celle qui précédait, s’offrir à la surface, à sa propre surface. Il y a un impératif du jeu, et Char nous en glisse le mot d’ordre : « Émerge autant que possible de ta propre surface. Que le risque soit ta clarté. Comme un vieux rire. Dans une entière modestie.2 »

Dans le jeu se compose une communauté informulée, inavouable aussi, qui n’a de sens que dans ce consentement, cet égarement assumé qui est aussi partance. On cherche dans une chambre commune comment le personnage va pouvoir naître au sens : n’est ce pas ce que font les comédiens de la troupe du Soleil, se passant l’un à l’autre leurs esquisses de figures, leurs bribes de personnages ? Ils les cherchent tous ensemble, assis dans le même jeu. Ils se prêtent la parole, la reprennent pour poursuivre, se surprennent et s’étonnent. Et ils rencontrent l’autre comme il ne se connaît pas.


Le jeu est ce territoire où n’existe que ce qu’on fait être ensemble, ce terrain vague pour les mondes enfants qui se fondent dans une parole où l’on oublie ses mots. Et l’on est responsable de ce monde, de ce jardin imaginaire qui vient comme naître sous les pas. Devant l’autre, celui sur scène qui se prête au jeu, devant les autres, ceux attentifs, qui se tiennent dans la salle, devant le société, comme elle (ne) va (pas), et devant les formules sociologiques, politiques et économiques. Alors oui on rencontre l’autre lorsqu'on devient acteur, mais on devient autre aussi, en écart par rapport à soi, en marge par rapport au reste, en incidence et en latéral. Parce que jouer c’est aussi prendre le temps du rien, c’est apprendre à se constituer dans l’essentiel improductif qui a le goût de superflu, c’est rester en-deçà du spectaculaire et au-delà du médiatique. Les mots pas plus que les jeux ne sont sans incidence. On ne vient pas troquer, le temps d’un battement d’heure, quelques fragrances d’illusion, images carte-postale joliment modulées. À l’heure de ce gratuit qu’on voit sur les journaux, dans les supermarchés, qu’on lit sur toutes les pages, et les haut-lieux télévisés, il importe sans doute de proposer un gratuit plus essentiel, qui serait celui du rien mais qui ouvre à autrui. Alors on ne cèdera pas à l’homonymie, parce que du jeu au je, il y a d’abord le il, et que c’est là que tout commence, dans le battement de cette présence à soi où vient enfin se tenir l’autre.





1 Nietzsche, L’origine de la tragédie.
2 René Char, À une sérénité crispée.



L’amitié, le mariage et la famille


par Éric Fassin


Certains croient lire, dans la revendication du droit au mariage, un renoncement des homosexuels à subvertir l’ordre social, une adhésion aux normes que Foucault n’aurait cessé de dénoncer. Mais sa question était tout autre : en matière de relations, « à quoi peut-on jouer, et comment inventer un jeu ? ». En déplaçant la question gay hors de l’alternative soumission / transgression, il a posé des jalons pour l’avenir : pour une esthétique de l’invention sociale, dont le débat autour du mariage est aujourd’hui l’un des foyers.
C’est le revers de la médaille : en France, le regain d’intérêt pour l’oeuvre de Michel Foucault s’est accompagné d’invocations de son autorité, sinon de sa pensée, plus intéressées qu’intéressantes — tout particulièrement dans le domaine des politiques sexuelles [1]. Au milieu des années 1990, pour s’en prendre au communautarisme supposé des gays, son nom commença d’apparaître sous des plumes inattendues. N’aurait-il pas en son temps dénoncé le piège identitaire, pour se faire l’apôtre du libre choix de l’individu ? Il devint ainsi brièvement la caution intellectuelle d’une posture républicaine dessinée en réaction contre toute politisation de la culture minoritaire.


Foucault libéré ?


Depuis la fin de cette décennie, c’est plutôt un Foucault libertaire, à peine moins improbable, qu’ici et là on met en avant dans le débat public. On l’a vu lors de la controverse sur les violences sexuelles : le philosophe se serait opposé à la définition féministe du viol qui constitue ce crime en violence spécifique. Aussi s’autorise-t-on de lui pour récuser toute répression. On le retrouve dans le débat sur le mariage homosexuel : Foucault aurait bien ri, disent les défenseurs de l’ordre symbolique, et avec eux quelques nostalgiques des transgressions anciennes, d’entendre les gays réclamer leur place dans une telle institution, comme pour se ranger sagement dans les draps des conventions les plus traditionnelles. C’est pourquoi l’on s’en réclame pour dénoncer toute normalisation. Paradoxalement, Foucault devient ainsi la figure tutélaire de la « libération sexuelle », à la fois chez certains qui s’en réclament et pour d’autres qui la dénoncent.
Or le philosophe évoque justement pour les rapprocher ces deux questions — viol et unions de même sexe : « Pour ce qui est des objectifs politiques du mouvement homosexuel, deux points peuvent être soulignés. Il faut, en premier lieu, considérer la question de la liberté de choix sexuel. Je dis liberté de choix sexuel, et non d’acte sexuel, parce que certains actes, comme le viol, ne devraient pas être permis, qu’ils mettent en cause un homme et une femme ou deux hommes. Je ne crois pas que nous devrions faire d’une sorte de liberté absolue, de liberté totale d’action, dans le domaine sexuel, notre objectif. » À côté de cette liberté de choix, Foucault suggère en second lieu qu’un mouvement homosexuel se devrait de penser les relations entre individus, avec « la question du statut légal susceptible de définir la liaison entre deux personnes du même sexe » — même s’il ne parle pas nécessairement, ou pas uniquement, du mariage [2]. Autrement dit, pour le philosophe, la liberté ne se réduit pas à sa définition libertaire.
Toutefois, le problème n’est pas tant que Foucault n’a pas tenu les positions qu’on lui prête, ni même qu’il ait parfois explicitement récusé de telles lectures. Ce n’est pas non plus seulement qu’il reste bien difficile de s’autoriser d’une parole passée pour trancher les enjeux politiques d’aujourd’hui, et plus encore dans le cas d’une philosophie de nature historique, qui s’est voulue aussi radicalement arrimée dans le présent. C’est surtout que pareilles lectures nous font passer à côté de notre actualité, en même temps que de cette pensée. D’une part, les libertaires, définis en opposition aux mouvements féministes ou homosexuels, ne conçoivent, en réponse au procès de normalisation, qu’une libération affranchissant l’individu de la société — l’alternative laissant impensée la bataille démocratique actuelle autour de la définition des normes. D’autre part, instituer Foucault en héraut de la subversion, c’est faire l’impasse sur l’inventivité relationnelle qu’il appelle de ses voeux, une idée d’autant plus suggestive peut-être qu’elle est moins développée. Au contraire, reformuler la question en termes d’invention plutôt que de subversion, n’est-ce pas l’occasion de repenser la liberté sans se laisser prendre aux illusions de la libération ?


De la subversion à l’invention


Déjà en 1977, dans le prolongement de sa critique des facilités libertaires de « l’hypothèse répressive », le philosophe en esquissait la possibilité : « il s’agit, je ne dis pas de redécouvrir, mais bel et bien de fabriquer d’autres formes de plaisirs, de relations, de coexistences, de liens, d’amours, d’intensités. » [3] Il y reviendra avec insistance, au début des années 1980, dans ses entretiens avec la presse gaie : « Je dirai, il faut user de sa sexualité pour découvrir, inventer de nouvelles relations. » [4] C’est ainsi qu’il éclaire sa fameuse invitation à « s’acharner à être gay : « Le problème n’est pas de découvrir en soi la vérité de son sexe, mais c’est plutôt d’user désormais de sa sexualité pour arriver à des multiplicités de relations. Et c’est sans doute là la vraie raison pour laquelle l’homosexualité n’est pas une forme de désir mais quelque chose de désirable. Nous avons donc à nous acharner à devenir homosexuels et non pas à nous obstiner à reconnaître que nous le sommes. » [5]
À la lumière de ces propos, qu’en est-il du mariage et de la parenté ? Il est clair que Foucault, au moment même où il invite à « créer une nouvelle vie culturelle sous couvert de nos choix sexuels », n’écarte aucunement la revendication plus classique de droits civiques : il le dit nettement, « c’est un aspect qu’il faut soutenir ». En effet, « il ne faut pas considérer ces problèmes comme réglés, à l’heure actuelle ». [6] En même temps, si une telle politique des droits est nécessaire, elle ne saurait être suffisante : « À mon avis, nous devrions considérer la bataille pour les droits des gays comme un épisode qui ne saurait représenter l’étape finale. L’ouverture du droit n’est « qu’un premier pas ; parce que si l’on demande aux gens de reproduire le lien du mariage pour que leur relation personnelle soit reconnue, le progrès réalisé est léger. En effet, il ne s’agit pas de se contenter de trouver place dans les structures existantes : « nous vivons dans un monde légal, social, institutionnel où les seules relations possibles sont extrêmement peu nombreuses, extrêmement schématisées, extrêmement pauvres. D’où l’exigence de création : « Nous devons nous battre contre cet appauvrissement du tissu relationnel. » [7]
Or pour Foucault, si mariage et parenté sont « parfaitement honorables », ce n’est pas de ce côté qu’il faut chercher l’invention. Au début des années 1980, il avance toujours la même réponse, en puisant dans ses recherches sur le monde antique : « Prenons, par exemple, les relations d’amitié ». (IV, 310) C’est donc exclusivement autour de l’amitié qu’il développe sa réflexion sur l’invention relationnelle, précisément parce qu’elle échappe aux institutions du mariage et de la parenté. Didier Eribon propose une analyse très utile de ce moment, qui passait chez Foucault par la réhabilitation des relations « monosexuelles » (on dirait plus volontiers aujourd’hui « homosociales ») : les hommes entre eux, ou les femmes entre elles [8].
Le problème n’est pas réglé pour autant. Sans doute l’amitié, riche et enrichissante, en sort-elle grandie. Cependant, si mariage et parenté n’offrent que des relations appauvries, voire appauvrissantes, pire, s’il est inéluctable qu’il en soit ainsi, l’invention n’étant possible qu’à condition d’échapper à ces formes institutionnelles, à quoi bon soutenir politiquement pareilles revendications ? Et en quoi ce « travail difficile » est-il si « intéressant », comme l’affirme Foucault ? Pour être assurément honorables, mariage et parenté sont-ils jamais désirables ? La question n’a nullement perdu de son actualité : songeons à tous ceux qui militent en faveur de l’ouverture du mariage aux homosexuels sans y aspirer pour eux-mêmes.
La difficulté renvoie au statut du droit dans l’analyse foucaldienne. Tout se passe en effet comme si la création culturelle intervenait nécessairement en dehors de lui : « si ce qu’on veut faire est de créer un nouveau mode de vie, alors la question des droits de l’individu n’est pas pertinente ». Au mieux, le droit viendrait reconnaître ce qui est déjà là, instituant ce qui est pré-constitué. Foucault envisage donc la version minimale d’un « nouveau droit relationnel qui permettrait que tous les types possibles de relations puissent exister et ne soient pas empêchés, bloqués ou annulés par des institutions relationnellement appauvrissantes. » (IV, 309) Autrement dit, c’est une conception juridique purement négative, qui semble s’en remettre à la définition libérale : la loi empêche hélas souvent, mais parfois heureusement elle empêche d’empêcher. La société, les pratiques ou (pour reprendre le vocabulaire du philosophe) la culture, tout cela est antérieur et extérieur au droit.


L’invention juridique


Et si le droit participait aussi d’une invention des modes de vie ? Non seulement il laisse exister, mais en outre, il fait advenir. Il crée, en même temps qu’il enregistre. N’est-ce pas renouer avec la leçon foucaldienne sur le pouvoir ? Au lieu de le définir comme capacité d’interdire, de réprimer, d’empêcher, le philosophe nous invite à comprendre ce que le pouvoir suscite, active, produit. Or cette vision positive du pouvoir, parce qu’elle nous permet de penser l’invention, sinon par, du moins avec le droit ou grâce à lui, et non plus seulement hors du droit, s’avère éclairante pour penser l’actualité du mariage et de la parenté.
Autrement dit, le partage entre l’institution juridique de la famille prisonnière des normes et l’invention culturelle qui se joue dans les relations d’amitié peut être remis en cause, vingt ans après la mort de Michel Foucault, à l’occasion des développements historiques dans le droit et dans les pratiques — en même temps que dans les débats publics. Du reste, cette opposition était déjà battue en brèche dans les propos du philosophe. Il déclare ainsi : « Nous devons obtenir que soient reconnues des relations de coexistence provisoire, d’adoption... » On l’interroge : « D’enfants ? » Et de répondre : « Ou — pourquoi pas ? — celle d’un adulte par un autre. Pourquoi n’adopterais-je pas un ami plus jeune que moi de dix ans ? Et même de dix ans plus vieux ? » (IV, 310) La barrière entre l’amitié et la parenté disparaît ici. Mais peut-être n’en prend-on vraiment conscience qu’à la lumière de l’évolution ultérieure.
La sociologie le montre bien, « la » famille, c’est-à-dire sa variante hétéroparentale, majoritaire, repose aujourd’hui sur une conception élective : on la choisit de plus en plus parmi les membres de sa parentèle. Avec l’épidémie de sida, on a découvert que les homosexuels, eux aussi, loin d’être des individus atomisés par leur sexualité, s’insèrent dans des réseaux relationnels d’amis, d’anciens amants, de partenaires, qui peuvent constituer des familles sans être définies par les liens du sang — minoritaires sans doute, mais « des familles de notre choix », comme les qualifie l’anthropologue Kath Weston [9]. C’est aujourd’hui une manière de produire des relations à partir de la sexualité. D’un côté, il en va donc de la famille comme des amis ; de l’autre, les amis deviennent une vraie famille.
Cette formulation nouvelle, redéfinition familiale ou recomposition amicale, nous incite à reprendre à nouveaux frais la question de l’invention, sans reconduire le partage entre l’amitié créative et la famille normative. Que peut-on inventer en matière de mariage, ou de famille ? L’anthropologie, du moins pour les héritiers du structuralisme français, ne nous enseigne-t-elle pas qu’il n’est jamais rien de nouveau sous le soleil de la parenté ? Encore faut-il vouloir voir ce qui affleure aujourd’hui dans nos sociétés. Faisons donc le pari que la reconnaissance en cours à travers le monde, nonobstant les résistances, de couples homosexuels et de familles homoparentales, n’est pas seulement la mise en forme juridique d’une réalité donnée, mais le principe de pratiques novatrices. Et c’est armé de cette hypothèse qu’on reprendra les enquêtes sur ces couples et familles.


Couples et familles inventifs


Commençons par le mariage. Est-il rien de plus conventionnel ? Et les époux de même sexe ne sont-ils pas condamnés à mettre en scène une parodie, volontaire ou pas, de la norme ? Autrement dit, ne retrouve-t-on pas l’alternative de la subversion et du conformisme ? À moins que le sens du mariage, à défaut de l’apparence, n’en soit transformé. En effet, n’est-il pas devenu aujourd’hui, de San Francisco à Bègles, la forme par excellence, parce que la plus publique, du coming out ? Mais cette manifestation se trouve renouvelée, puisqu’elle devient conjugale plutôt qu’individuelle. Il est d’ailleurs remarquable que le refus de se marier s’accompagne aussi désormais de véritables protestations amoureuses, qui rendent également public le couple : l’inventivité du mariage ne concerne pas les seuls époux [10] . Au-delà, on pourrait imaginer qu’à son tour le mariage mixte devienne en miroir une sorte de coming out hétérosexuel...
C’est donc à partir du présent qu’on répondra à la remarque du philosophe : « Il devrait y avoir une inventivité propre à une situation comme la nôtre et à cette envie que les Américains appellent coming out, c’est-à-dire se manifester. » (IV, 167) Il ne s’agit pas — Foucault mettait bien en garde contre cette tentation — de proposer un programme, mais de repérer des pratiques innovantes, jusque dans la définition du mariage. Ainsi, le modèle hétérosexuel définit le couple par la sexualité, puisqu’il suppose non seulement la fidélité comme principe, mais aussi la résidence commune : c’est le sens du concubinage. Qu’en est-il si les époux ne se reconnaissent pas l’obligation d’exclusivité, ni de cohabitation ? Mieux : les couples homosexuels, qui peuvent trouver légitime, non seulement de « coucher ailleurs », mais de ne plus coucher ensemble, permettraient même d’entrevoir un mariage qui, comme le suggère Michel Feher, ne serait pas (ou plus) fondé sur la relation sexuelle : « la dissociation du sexuel et du conjugal constituerait le nouveau chantier où les érotiques homosexuelles pourraient jouer un rôle pionnier. » [11] Le couple hétérosexuel se construit aujourd’hui sur la sexualité partagée. Peut-être le mariage va-t-il interroger cette évidence moderne, en dessinant la possibilité alternative d’une relation autour ou à partir de la sexualité.
La créativité relationnelle est sans doute plus attendue dans les arts d’aimer que du côté de la parenté. L’exemple de l’adoption, tel que l’envisageait Foucault, nous invite pourtant à porter aussi le regard dans cette direction. Qu’est-ce qui pourrait s’inventer, non pas dans la filiation ou la reproduction elles-mêmes, avec le travail du droit et de la biologie, mais dans les relations sociales ? Deux exemples complémentaires permettent d’ouvrir cette piste de réflexion [12]. En premier lieu, on peut penser que les couples homosexuels sont et seront, plus systématiquement que les autres, amenés à tenir un discours sur les origines qui fait la part belle à la complexité. La relation entre les parents et l’enfant passe donc sans doute davantage par le récit de la conception, référence obligée dès lors qu’en ce domaine la nature ne fait pas bien les choses.
En second lieu, c’est la parentalité elle-même qui est reformulée, non seulement lorsque la « différence des sexes » ne s’inscrit plus au principe du couple, mais aussi dès lors que les expériences de coparentalité menées ensemble par des gays et des lesbiennes substituent à la dyade parentale une parenté plurielle — sans même parler des expériences de gestation pour autrui. Comme dans les familles recomposées, la relation parentale ne se résume plus au tête-à-tête, et les rôles de chacun s’élaborent dans la négociation. C’est bien que les normes de la parenté, comme du mariage, ne sont pas plus que les normes amicales assignées à des conventions immuables ; elles sont sujettes à redéfinition, et donc potentiellement à innovation en même temps qu’à politisation.


L’homosexualité « en biais »


Ces exemples le révèlent tous : il s’agit moins de penser l’invention d’une culture gaie autour du mariage et de la famille qu’une culture inventive à partir de l’actualité homosexuelle de ces institutions. « La question de la culture gay », explique Foucault, « ça n’a pas beaucoup d’intérêt, mais une culture au sens large, une culture qui invente des modalités de relations, des modes d’existence, des types de valeurs, des formes d’échanges entre individus qui soient réellement nouveaux, qui ne soient pas homogènes ni superposables aux formes culturelles générales. Si c’est possible, alors la culture gay ne sera pas simplement un choix d’homosexuels pour homosexuels. Cela va créer des relations qui sont, jusqu’à un certain point, transposables aux hétérosexuels. » (IV, 311)
C’est que nos sociétés se posent déjà des questions en matière de mariage et de famille — d’autres transformations sont en cours dans les pratiques et le sens de ces institutions, du divorce au concubinage, et des familles recomposées à la procréation médicalement assistée. Ce que révèlent les débats actuels, c’est qu’on assiste moins à quelque individualisation des pratiques, où chacun ferait ce qu’il veut (l’enjeu n’est-il pas la reconnaissance plus que la tolérance ?), qu’à une remise en cause de la manière dont les normes s’imposent à nous. En soumettant à la question l’ordre symbolique, l’homosexualité nous invite à les penser, ni comme des données héritées de la tradition, ni comme l’expression de choix purement individuels, mais comme le produit d’une négociation politique. Plus que l’individualisme, cette politisation donne son sens profond à la démocratisation des moeurs qui se joue autour du mariage homosexuel.
C’est le sens de la question gaie, c’est-à-dire de la question posée à nos sociétés : elle ne subvertit pas tant la norme qu’elle ne l’interroge, libérant ainsi un espace où peut advenir l’innovation relationnelle. « L’homosexualité, indique Foucault, est une occasion historique de rouvrir des virtualités relationnelles et affectives, non pas tellement par les qualités intrinsèques de l’homosexuel, mais parce que la position de celui-ci « en biais », en quelque sorte, les lignes diagonales qu’il peut tracer dans le tissu social, permettent de faire apparaître ces virtualités. » (IV, 166).



[1] Sur ces appropriations singulières, on trouvera quelques références au début de ma contribution : « Genre et sexualité : Politique de la critique historique », Penser avec Michel Foucault,, dir. Marie-Christine Granjon, Karthala (à paraître fin 2004). Sur la question des violences sexuelles, j’ai proposé une autre lecture : « Somnolence de Foucault. Violence sexuelle, consentement et pouvoir », ProChoix, dossier « Harcèlement contre consentement », n°21, été 2002, pp. 106-119. Ce texte s’en veut le pendant.
[
2] M. Foucault, « Choix sexuel, acte sexuel », texte 317, Dits et écrits 1954-1988, vol. IV, Gallimard, 1994, p. 322. Passée la première référence de chaque article, le numéro du volume et la page seront donnés dans le corps du texte, entre parenthèses, après les citations.
[
3] M. Foucault, « Non au sexe roi », texte 200, Dits et écrits,III, p. 261.
[
4] M. Foucault, « Entretien », texte 311, Dits et écrits,IV, p. 295.
[
5] M. Foucault, « De l’amitié comme mode de vie », texte 293, Dits et écrits,IV, p. 163.
[
6] M. Foucault, « Michel Foucault, une interview : sexe, pouvoir et la politique de l’identité », texte 358, Dits et écrits, IV, p.736.
[
7] M. Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel : une conversation avec Michel Foucault », texte 313, Dits et écrits,V, 1980-1988, pp. 308, 309, 310 et 314.
[
8] Didier Eribon, Réflexions sur la question gay, Fayard, 1999, chapitres XI (« Devenir gay ») et XII (« Les hommes entre eux »), pp. 457-480.
[
9] Kath Weston, Families We Choose. Lesbians, Gays, Kinship, Columbia University Press, 1991.
[
10] L’historien George Chauncey conclut ainsi son histoire engagée du mariage : « Peut-être certains seront-ils surpris, après avoir lu ce livre, d’apprendre qu’après dix années de ferveur partagée, Ron et moi-même ne rongeons pas notre frein dans l’attente de nous marier. [...] Mais ce que je ne compte pas déclarer à l’occasion d’une noce dans un proche avenir, je le proclame ici avec bonheur : Ron est la joie de ma vie, et je ne puis imaginer ma vie sans lui. » (Why Marriage. The History Shaping Today’s Debate Over Gay Equality, Basic Books, 2004, p. 169). Plus ironique, la philosophe Judith Butler achève en ces termes sa contribution à un dossier sur le mariage gai dans un magazine de la gauche radicale : « Par chance, mon amante depuis treize ans, qui est plus marxiste que moi, me menace de divorce au cas où j’essaierais de l’épouser — je ne suis donc pas exposée à ce risque. (« State of the Union : The Marriage Issue », The Nation, July 5, 2004, p. 21.)
[
11] Michel Feher, « Pour une généalogie de la sexualité » (entretien), Cultures en mouvement, n°70, septembre 2004, p. 15.
[
12] Voir l’étude ethnographique d’Anne Cadoret, même si le titre, rassurant, élude l’inventivité qui ressort de l’enquête : Des parents comme les autres. Homosexualité et parenté, Odile Jacob, 2003.


- Variations sur la biomécanique-



Bêtes pour avoir été intelligents trop tôt.
Toi, ne te hâtes pas vers l'adaptation.
Toujours garde en réserve de l'inadaptation.
Henri Michaux, Poteaux d'angle.

En un mot, nous croyons qu’il y a,

dans ce qu’on appelle la poésie,
des forces vives, et que l’image d’un crime
présentée dans les conditions théâtrales requise
est pour l’esprit quelque chose d’infiniment
plus redoutable que ce même crime réalisé.
Artaud, Le théâtre et son double.


Il y a une poésie muette du corps, un langage d’avant la langue, une chorégraphie sensible qui dessine, dans la sobriété du geste, autant de mondes imaginaires. Il y a un repos du corps qui est aussi tendu, retenu, ouvert. Et c’est à ce point là que prend source la biomécanique. La rigueur de la méthode n’empêche pas la poésie, ne l’étouffe pas. Bien au contraire, elle dessine l’espace qui sera le sien, celui de l’imaginaire. D’un imaginaire aussi dense qu’épuré.

Grande opération de décrassage que la biomécanique : on nettoie dans le geste, on lessive le mouvement, le refuse à l’esquisse. Le dessin y est net, encre de chine ou pointe de compas. On grave en silence les pauses et les débuts. Rien ne doit rester suspendu comme par horreur de l’inachevé, de l’inaccompli, et du vague.

On n'approche jamais les chorégraphies du mime. Et la rigueur des dosages, des gestes et des postures est stylisée en dehors du réalisme. La mécanique implacable ne dira jamais lisiblement le sentiment, elle donne à voir une forme où se pose l’émotion. Car sous ses allures de laboratoire du corps, la formule respire, se refuse les atours de vitrine, et opère toujours dans cette liberté du non figuratif. On fait naître des mondes intérieurs par des lignes polies, mais jamais on n’en reste au miroir ou même à la copie.

Comme on se sent désemparée, loin de ces pays du bord, de ces chutes inconscientes à la lisière du soi et de sa plus proche disparition, de ces rives de perdition maladroitement explorées avec Caroline Marcadé. Comme on plonge avec difficulté dans la pantomime rigoureuse, qui a un peu du goût de cette cruauté d'Artaud, ce quelque chose d'implacable qui vous colle au corps.
Il faut quitter la danse, quitter les marges pour revenir au sol, à la posture frontale, aux silences du mouvement. Plus question de battement de présence, il faut se trouver là où nous place l'étude. On hésite à revenir. Retour en demi-teinte pour la seconde séance. Plage de trois heures, qui s'annonce d'un bloc. Les pas y vont à reculons. On revient peur au ventre, égarée, prête à tout et à rien à la fois.

Au motif isolé, la seconde séance semble bien décidée à nous offrir du couple, à créer des duos, monter des mécaniques aux rouages dédoublés. C'est donc deux à deux qu'on se glisse hésitant dans le carcan étriqué. Et la formule prend forme, tire à vous sa magie. D'abord, en réticence et puis complètement. On vous parle d'étreinte. Pas de celle où l'on mime, où l'on intériorise ce qui se donne à voir. Juste une forme. La forme de l'étreinte ? C'est dans un face à face l'appel irrépressible, c'est le manque à venir déjà au creux de soi. L'étreinte est plus en course, en mouvement que figée. Et c'est cette étreinte là que raconte chaque duo. Visages démultipliés, sous un canevas semblable, d'histoires de désirs, de rencontres refusées, consenties, avortées. Il y a tout ce que dit le corps dans le plus infime de ses gestes : tel regard qui se ferme, tel pas plus pressé, telle main qui s’attarde sur les doigts retirés. Pour celui qui observe, jamais du rejoué, du réchauffé, du resservi. Chacun se réinvente dans l’espace ordonné, place sa marque, son histoire. Plus tard l'intrigue se détaille, on doit jouer un meurtre, travail au corps à corps de l'attaque au poignard. Le geste crée alors la réalité qu'il fait naître. On comprend au plus proche tous ces mots qu'on a lu d'athlétisme affectif, de grammaire du geste et de nécessité. Au-delà des rôles à jouer, des masques de victimes qui se retournent en assassin, il y a surtout l’ écoute et l’attention. Sous ses allures de psychodrame, la scène est retenue, refusée à l’excès. Si le geste se déploie, travaille son contraire, ouvre son amplitude, il se défend à l’emphatique.

La biomécanique est une science des contraires, elle aime à souligner les lignes épurées d’un mouvement par son dessin inverse. On se découvre dans ce laboratoire affectif autant que corporel, essayant ces trajets qui font naître au-dedans ce que le geste dessine.


***


- Et puis il y a la boîte.
- Laquelle ?
- Celle où j’ai rangé mon corps
- Ton corps ? dans une boîte ?
- Oui dans une boîte
On range son corps dans une boîte, comme ça sans y penser. Comme au carré de soi.
On reste dans la boîte sans même trop cogiter et ça finit comme ça.
- Ça finit comment ?
- Dans la boîte
- Comme ça, comme ça que ça finit ?
Elle est nulle ton histoire

- La boîte où j’ai rangé mon corps, posée au fond de ma chambre. Il y a longtemps déjà.
On pourrait croire que non. Qu’il est là avec moi. En moi. Enfin bref, qu’on est là. À deux. Lui comme moi.
C’est bien au fond de la boîte pourtant, que je l’ai laissé. Lui dans sa boîte et moi sans lui.

- Je comprends rien
C’est quoi cette boîte ?
Toi sans qui ?

- Moi sans lui, resté dans sa boîte, on pantomime et puis c’est tout

- Et moi dans tout ça ?
- Toi ?
- Oui, moi ? Pourquoi je suis là ?
- Pour faire la boîte je crois
- Je fais comment ?
- Comment quoi ?
- Et bien la boîte, la boîte de ton corps, celle où tu t’es rangé !
- Tu dessines au dehors de grands gestes inverses
- Ça donne quoi ces grands gestes ?
- Des gravures chinoises ou des hiéroglyphes
- Tu brasses l’air, non ?
- Un peu peut-être mais en silence
- Toujours ?
- Oui, toujours

- Je suis une boîte muette alors ? Je ne peux pas parler, juste un peu, deux trois mots, quelques syllabes ?
- Après, plus tard, quand tu tiendras le silence et l’immobilité
- Ce sera long ?
- Peut-être

- Elle respire cette boîte ? Elle a le droit quand même où je dois tout retenir ?
- Elle n’arrête pas de respirer, de souffler, de gonfler, de vider
Tout part de là
Tu fais une boîte qui respire beaucoup, sans arrêt, et qui pousse loin le souffle
- C’est déjà ça, je souffle bon
et après je pourrai parler ?
- Après le souffle et le silence, oui
Quand tu toucheras le point où l’immobilité est encore tendue et ouverte
- Et c’est où, ça ? Ce point ?
- Après le geste
- Je suis pas prêt de parler, alors !
- Ça viendra
- Bon alors je suis une boîte muette mais qui respire
Ça promet !
- Ça peut être très beau une boîte
- Je veux bien voir ça
Et toi ton corps
- Mon corps ?
- Où tu vas le mettre ton corps, si c’est moi la boîte ?
- Dans ton souffle
- Dans mon souffle ?
- Et tu feras comment ?
- On improvisera
- Faut que je respire bien, profond et tout si tu dois te glisser dedans
Et ça fait mal ton histoire de souffle ?
- C’est une étude
- Mais moi, les études ça a jamais été mon truc
jamais trouvé ma place au bord du tableau noir
entre les additions et les règles d’orthographe
- On s’en passera ici
Faudra juste souffler, laisser poser tes gestes
- Pas sûr de comprendre mais j’veux bien essayer

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