Un texte à méditer sur la place et le rôle du théâtre et de l'art en général. Julie Sermon pointe du doigt l'une des missions essentielles de la culture : libérer l'imaginaire, défaire l'emprises des représentations et leurs rapports univoques aux significations, forrer dans les soubassements de l'idéologie médiatique, proposer la voie d'un espace de jeu, gratuit et désinteressé avec la langue pour ressaisir le monde. On y reviendra...





Sur l'autel du salut libéral


En tant que jeune enseignante-chercheuse en Arts du Spectacle, dramaturge et assistante à la mise en scène, je constate de manière, si l’on peut dire, privilégiée, une même dérive pernicieuse qui va s’accélérant : l’évaluation de la « qualité » et, plus grave, du « droit à l’existence », en termes de production quantitative, si ce n’est de stricts critères de rentabilité. À une époque où l’on nous rappelle régulièrement que l’idéologie concurrentielle, libre-échangiste, constitue la seule issue réaliste à la crise économique globalisée, il est tout à fait dans l’ordre cynique des choses que les pratiques symboliques – l’art, la pensée, qui par définition se dépensent hors marché – se trouvent largement frappées de suspicion (que font ces nuisibles à part aggraver en pure perte l’endettement de l’État ?), alors qu’à l’horizon institutionnel, se profile toujours plus nettement la menace d’un ostracisme programmé. Il s’agit désormais, à défaut d’être directement monnayable (mais rassurons-nous, la privatisation de l’Université comme du « théâtre dit public » est en cours !), d’apporter toujours davantage les preuves tangibles de sa légitimité – lesquelles reposent en grande partie sur des considérations numériques (entre autres exemples : nombre de publications pour les chercheurs, pronostics de remplissage des salles pour les artistes). D’ores et déjà, se voient plus ou moins gracieusement remerciés et marginalisés tous ceux qui ne font pas l’effort de rentrer dans les quotas imposés. À court ou moyen terme, on peut penser que ce n’est rien de moins que l’énergie vive et vivifiante de la recherche, de la création et de la pensée libres, qui se voit menacée de tarissement : au nom de l’implacable réalité, on sacrifie sur l’autel du salut libéral tous ceux dont la profession de foi n’est pas comptable.


Résister est-il un acte réactionnaire ?


On est aujourd’hui pris dans un système de rationalisation à outrance, un monde qui s’envisage et se construit à l’aune des chiffres : les fluctuations de la Bourse, les sondages d’opinion, les échelles d’alerte et autres taux (de croissance, d’insécurité, de pollution, de chaleur), non seulement rythment mais dictent notre existence et notre rapport au réel. Tout le problème, justement, est que cette compulsion à la mesure immédiate et à la classification infinie (en réalité bien moins scientifique que gestionnaire) des difficultés du monde, tient désormais lieu de programme et de solution politiques. C’est évidemment un leurre (version optimiste), une bombe à retardement (version sceptique), mais aujourd’hui, les « décideurs », tels qu’ils se sont institués, peuvent se féliciter d’avoir assez largement réussi à persuader la plupart des gens qu’on ne pouvait pas lutter contre cette marche-là du monde, statistiques en main et schémas à l’appui. Plus grave, en fait : au cours de ces cinquante dernières années, ce désir s’est vu comme tué dans l’œuf par l’avènement d’une civilisation de confort et de loisir massif, déployée sur fond croissant de précarité et d’instabilité. C’est ce que Guy Debord a baptisé les « dictatures diffuses » : un processus d’aliénation démocratique de la population par la satisfaction immédiate et consumériste de désirs simples, infiniment renouvelés, mais toujours susceptibles de ne l’être plus – ce qui fait que chacun, au jour le jour, se cramponne surtout à ses petits intérêts. Quant aux quelques manifestations de résistance ou de non-consentement à la résignation ambiante, elles se voient désormais qualifiées de réactionnaires. Je suis prête à assumer l’étiquette puisqu’à l’heure actuelle, selon un curieux glissement sémantique, on taxe de réactionnaire quiconque oppose son refus à cette fuite en avant du « toujours plus » érigée en véritable dogme de la modernité.


Résistance pacifique et militantisme local


Je n’ai évidemment ni la prétention ni les moyens de remédier à l’ampleur de la catastrophe du monde tel qu’il (ne) va (pas) ; je ne suis même pas persuadée qu’une alternative soit rapidement envisageable ; je refuse malgré tout de céder à la tentation de croire que la situation est inéluctable et qu’un autre état des choses est impossible. À défaut de croire à la révolution, je m’efforce de contribuer, à mon échelle, au questionnement des mentalités telles qu’elles sont formatées. Entre engagement volontariste pour des valeurs, des idées non médiatisées, et conscience désenchantée d’une lutte à armes désespérément inégales, je ne peux concevoir mon inscription dans le champ social actuel autrement que sous la forme d’une résistance pacifique – ne pas alimenter les logiques mercantiles et communicationnelles dominantes – et d’un militantisme local qui consiste, pour l’essentiel :
1) - à suspendre, aussi souvent que possible (le temps d’une conversation, d’une intervention, d’une représentation), la logique de production de sens et d’images en flux tendu.
2) - à opposer, au credo pseudo-scientiste de la modernité officielle, les enjeux imaginaires des textes et des formes nouvelles.
3) - à défendre et à réfléchir à la nécessité du théâtre à l’ère de la société du spectacle.
Ces questions sous-tendent mon travail universitaire et sont la raison d’être de mes engagements artistiques ; en vrac et très rapidement, quelques-unes de mes réflexions récurrentes.


Multimédia et redéfinition du théâtre comme art


Comme y invite Denis Guénoun (Le Théâtre est-il nécessaire ? (éd. Circé) ; L’Exhibition des mots (Circé)), j’envisage le théâtre moderne et contemporain à partir d’une ironie de l’histoire. Le fait qu’au tournant du XXème siècle, au moment où la scène dispose enfin des moyens techniques qui lui permettraient d’atteindre son idéal d’illusion de vie et qu’elle parfait la vérité du jeu de l’acteur (en mettant au point le naturalisme psychologique), le cinéma, donnant vie à un monde d’images qui s’animent d’elles-mêmes, réalise l’imaginaire dramatique, comme la scène ne saura jamais le faire. De ce nouvel agencement des forces et des formes en présence, s’est imposée la nécessité d’une redéfinition du théâtre comme Art. Plutôt que de relever le défi de l’illusion et de lutter sur le même terrain que le cinéma, un certain nombre d’artistes (auteurs, metteurs en scène, théoriciens, critiques) se sont placés dans un rapport problématique, voire conflictuel, à leur pratique, et se sont efforcés de réfléchir aux modalités, aux fonctions et aux vertus, à la possibilité, aussi, d’une représentation de l’homme et du monde spécifiquement théâtrale. Cette recherche a nourri et continue de nourrir l’histoire littéraire et scénique du théâtre – qui, depuis 50 ans, a non seulement eu à compter avec la concurrence du cinéma, mais aussi, avec celle de la télévision et de la publicité. Pour être très conscient de cette situation, on ne prend pas toujours assez la mesure effective de cette nouvelle conjoncture multimédiatique, à l’origine d’une révolution sans précédent dans l’histoire du théâtre. En effet, ce n’est rien de moins que la fonction deux fois millénaire de l’art théâtral – proposer des paradigmes de l’humain, mettre en jeu des situations exemplaires – qui s’est trouvée usurpée par le champ de l’audio-visuel.


Continuité des formes admises ou formes nouvelles ?


Je ne voudrais pas faire une critique bêtement binaire, en faisant du théâtre le lieu de toutes les résistances vertueuses. En fait, la ligne de démarcation ne passe pas entre le théâtre et les autres supports de représentation, mais, toutes pratiques confondues (et dialoguant entre elles), entre ceux qui s’inscrivent dans la continuité des formes admises, convenues, repérées, et ceux qui recherchent des formes nouvelles, à même de donner à entendre et à voir autrement, et qui créent donc de l’étonnement et de la réflexion – au risque de l’incompréhension. À l’ère du spectacle désormais bel et bien instituée, ce geste esthétique est profondément politique : il est un lieu de résistance à la civilisation de communication et de loisir qu’un certain nombre (a priori restreint) a tout intérêt à imposer. Il ne faut pas oublier qu’on est dans une société façonnée par le christianisme, qui a fondé son pouvoir sur la maîtrise des images : dans la stricte continuité de l’Église, les pouvoirs politiques et économiques contemporains se rendent maître des consciences en étant maîtres des images, et cela, à un double niveau.


Mainmise sur l’imaginaire et abrutissement du spectateur


D’une part, à grande échelle : cette mainmise sur l’imaginaire passe par des campagnes de communication dignes des meilleures époques de la propagande et par un projet désormais avoué d’abrutissement du spectateur. Au-delà du petit scandale qu’a suscité l’équation TF1 = temps de cerveau disponible = Coca-Cola, il est important de prendre la mesure très concrète de cette « société du spectacle » pronostiquée par Guy Debord. À savoir : la production et la diffusion exponentielles de modèles vains, précaires, jetables, qui tendent désormais à tenir lieu d’imaginaire collectif. Avec cet effet d’asservissement majeur qui fait qu’on épuise le désir par surproduction et qu’on contraint les gens à s’identifier sans discuter et, souvent sans autre recours, à des images prêtes-à-consommer, immédiatement reconnaissables, ressemblantes et reproductibles, toujours plus inconséquentes et uniformisées. Il est donc, plus que légitime, nécessaire, que le souci des artistes soit désormais moins d’ajouter du spectacle au spectacle que de décrocher les représentations de leurs significations supposées, que de donner à voir et à entendre autrement, en renégociant les rapports de la parole (ce qu’on dit) et du visible (ce qu’on voit, ce qu’on fait). Ce faisant, le théâtre rappelle au spectateur que les images et les mots entretiennent des relations variables, que leurs rapports s’inventent et se construisent, et que le réel se fabrique. Ainsi conçue, la représentation théâtrale permet d’élargir le champ toujours plus étriqués de nos investissements, de nos intérêts et de nos curiosités. C’est un service public : une société meurt si son imaginaire et son activité critique se sclérosent. Une société humaine s’entend : il est évident que la satisfaction immédiate et facile des plaisirs individuels, le nivellement et la massification que cela suppose sous-tendent et entretiennent le grand marché de la consommation.


L’aliénation imaginaire des artistes professionnels


Je parlais plus haut d’une entreprise d’asservissement à un double niveau. Il me semble qu’aujourd’hui l’aliénation imaginaire atteint également une sphère beaucoup plus restreinte et spécialisée : celle des artistes professionnels. Au cours de ces vingt dernières années, en effet, le théâtre subventionné, comme l’art en général, est devenu un marché (de luxe) à part entière, avec ses stars, ses tendances, ses collections de saison. C’est pourquoi, quitte à être un peu provocatrice, je dirais que désormais, le projet du théâtre privé est presque plus clair : il s’agit de divertissement, sans autres prétentions, et cela a le mérite non négligeable de créer infiniment plus de lien social que la télévision. Ce qui est loin d’être le cas du théâtre subventionné : d’une part, qu’on le déplore avec plus ou moins de bonne foi, cela reste globalement une pratique culturelle d’élite ; d’autre part, à titre de théâtre d’art et de recherche, les spectacles subventionnés n’ont pas vocation à créer le consensus. Si ce n’est qu’actuellement on peut légitimement s’interroger sur les ambitions artistiques et la politique culturelles des élus comme des directeurs de lieu. En effet, si l’on s’intéresse aux programmations de la plupart des lieux, on s’aperçoit qu’à côté d’une grande majorité de spectacles sans remous, lisses, aseptisés, quelques agitateurs ont leurs lettres de noblesse (Rodrigo Garcia, Jan Fabre… pour ne citer que les très emblématiques) : je ne peux m’empêcher de voir dans cet accueil bienveillant en haut lieu de l’institution un projet douteux. C’est à la fois une soupape illusoire de liberté (qui a le grand mérite de faire vendre : le scandale est toujours affriolant) et une neutralisation de ses éventuelles vertus subversives : le public consomme ces spectacles « porno-chic » qui le font gentiment frétiller le temps d’une représentation, puis va tranquillement dîner en ville.


Le théâtre : une école du regard et de l’écoute


Bien évidemment, le véritable enjeu du théâtre – qui constitue justement son danger pour les élites au pouvoir – est ailleurs : il tient à la place et aux fonctions qu’il confère au spectateur, dont il fait un partenaire à l’esprit critique et à l’imagination active. Quel homme politique revendique encore aujourd’hui un tel projet d’émancipation ? Il devient urgent de poser le débat et de se demander ce qu’on a envie de transmettre comme valeurs de société, notamment aux générations qu’on est en train de former et qui sont quasiment imperméables à l’art théâtral de leur temps, alors qu’ils vivent dans un monde saturé d’images et d’informations. Si l’on veut lutter contre le programme de bêtification massive méthodiquement et quotidiennement mis en œuvre, je crois qu’il est important de développer un théâtre qui soit, comme l’appelait Antoine Vitez, une « école du regard et de l’écoute ».


La politique culturelle conçue comme annexe du tourisme et de la communication


Dans cette perspective, le soutien à la création de textes contemporains, la transmission des écritures nouvelles et l’apprentissage des outils qui permettent de les appréhender et de les apprécier me semble être un enjeu collectif tout à fait crucial. Ce projet était consubstantiel à la naissance du Théâtre d’Art, et il a porté le mouvement de décentralisation théâtrale d’après-guerre. Aujourd’hui, il semble que ce service public, au même titre que beaucoup d’autres, soit abandonné par l’État. Plus précisément : si l’on excepte le circuit prestigieux du théâtre (Théâtre Nationaux et autres endroits choisis suivant la mode du moment), la politique culturelle tend à devenir une annexe du tourisme et de la communication – avec son florilège de festivals, de labels et d’événementiels en tous genres. Les bons jours, je me dis qu’il s’agit là d’un emballement consumériste et idolâtre naïf. Les mauvais, je me demande si quelques seigneurs des temps modernes ne seraient pas sur le point d’entériner le projet d’une société humaniste, en entretenant la ô combien nécessaire et variablement abrutissante distraction d’une population, par ailleurs, corvéable, utilisable et manipulable à merci. Il pourrait être fort dommageable qu’on s’interroge sur les pouvoirs de la parole, sur la place qu’on cherche à nous faire occuper, sur le rôle qu’on a envie, ou pas, ou autrement, de jouer. Mais soyons raisonnables, et finissons-en avec ces revendications alternatives utopistes, populistes, adolescentes : des comités d’experts veillent sur le monde.


Julie SERMON voir Artmateur






On fait parfois comme si les gens ne pouvaient pas s’exprimer. Mais, en fait, ils n’arrêtent pas de s’exprimer.


Les couples maudits sont ceux où la femme ne peut pas être distraite ou fatiguée sans que l’homme dise « Qu’est-ce que tu as ? exprime-toi... », et l’homme sans que la femme..., etc. La radio, la télévision ont fait déborder le couple, l’ont essaimé partout, et nous sommes transpercés de paroles inutiles, de quantités démentes de paroles et d’images. La bêtise n’est jamais muette ni aveugle. Si bien que le problème n’est plus de faire que les gens s’expriment, mais de leur ménager des vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire. Les forces de répression n’empêchent pas les gens de s’exprimer, elles les forcent au contraire à s’exprimer. Douceur de n’avoir rien à dire, droit ne n’avoir rien à dire, puisque c’est la condition pour que se forme quelque chose de rare ou de raréfié qui mériterait un peu d’être dit. Ce dont on crève actuellement, ce n’est pas du brouillage, c’est des propositions qui n’ont aucun intérêt. Or ce qu’on appelle le sens d’une proposition, c’est l’intérêt qu’elle présente. Il n’y a pas d’autre définition du sens, et ça ne fait qu’un avec la nouveauté d’une proposition. On peut écouter des gens pendant des heures : aucun intérêt... C’est pour ça que c’est tellement difficile de discuter, c’est pour ça qu’il n’y a pas lieu de discuter, jamais. On ne va pas dire à quelqu’un : « Ça n’a aucun intérêt, ce que tu dis ! » On peut lui dire : « C’est faux. » Mais ce n’est jamais faux, ce que dit quelqu’un, c’est pas que ce soit faux, c’est que c’est bête ou que ça n’a aucune importance. C’est que ça a été mille fois dit. Les notions d’importance, de nécessité, d’intérêt sont mille fois plus déterminantes que la notion de vérité. Pas du tout parce qu’elles la remplacent, mais parce qu’elles mesurent la vérité de ce que je dis. Même en mathématiques : Poincaré disait que beaucoup de théories mathématiques n’ont aucune importance, aucun intérêt. Il ne disait pas qu’elles étaient fausses, c’était pire.


Gille Deleuze, Les intercesseurs.


L’Autre Journal, n° 8, octobre 1985, entretien avec Antoine Dulaure et Claire Parnet ; repris dans Pourparlers, Minuit, 1990.



Drame de couleur, aplats dilués, superposés, reposés dans leurs nuances… délivrés de la couleur et étalant son savoir sur des lettres comme signes, sur des mots revenus, dans leur épaisseurs plates à autres choses - connu. Éteignez vos écrans reprenez donc vos feuilles, fouettez un peu cet allant qui démord dans la langue pour retrouver le signe, chorégraphie légère, calligraphique, sensible. Déliez déliez déliez à la dérive du panorama qui s’offre. Où l’on apprend encore qu’il y eu une parole. Qu’il y eu un son muet qu’on écouta mourir
Où l’on apprend encore qu’il y eu une parole
Ça que je voudrais peindre, ça qu’il faudrait reprendre
Modestement bien sûr, à tâtons dans le tout-va publicitaire
Ça qu’il faut essayer
On a déjà tenté
Tendre vers la feuille qui boit boit boit encore à plus soif et marque vos hiéroglyphes
Chaque parole est un crime dévastateur porteur de néant oui on tue beaucoup dans la langue plus qu’il n’est permis dans des horizons sages mais l’on épelle aussi la forme en tâches et en traits
Imaginez un tableau toile immense et blanche vide de tout belle dans sa nudité
On la gratte frotte décrotte
Jusqu’au dessin
Derrière l’aplat de blanc il y a le paysage
Derrière la surface vide il y a tout ces sentiers chemins de routes à suivre ou pas -
Derrière le grand silence il y a prélude à tout à rien
Beaucoup de chose en germe pour nos petits pinceaux
Imaginez une toile immense et blanche vide de tout
Recouverte maintenant de ses mots nécessaires
Peu nombreux
- Il ne faut point trop dire -
Dispersés, alignés, sagement disposés où se faisant la malle foutant le camp en débandade se Barrant se barrant toujours plus près là calmés fidèles un peu trop sans doute
vieilles bêtes amicales la tête sur vos genoux
Bavant de toutes leur babines oui c’est ça comme repliés sur vos genoux
Image du berger qu’on voudrait ressortir
Icône en bouclette
Et pantalon de toile
Et repartant sitôt reposés
Course folle sitôt reprise
Tantôt fuyant
Tantôt revenant
S’approchant bientôt à nouveau
Fourbus
Pleins
Contents
Imaginez la toile tragédie de couleurs de liquides de tâches
de souillures abstraites
de montagnes effacées
RENIFLANT
Familière votre odeur
Voyez donc cette toile où les lettres se posent silencieuses au rythme du pinceau de la main qui dessine frottant grain du papier
La langue est sèche
Aride
Les voilà repartis
On a envi de taire
Elle a besoin de boire hydropique peut-être
La langue a soif soif soif
Donnez-lui de l’eau des paysages entiers pour son espace à elle
Rebu de pas grand chose chiffons de presque rien bigarrures évanescentes qui vous collent aux talons
La langue a soif meurt d’aridité dans son désert immatériel
Mots secs parcheminés
Regardez-les se diluer se reformer dans les couleurs
Regardez-les comme ils bougent comme ils s’effacent comme ils remontent
Gonflés gorgés grouillant partout à même la feuille
La langue a soif
Comme il est temps de la faire boire


Emportons la aux banquets des savants mouillons nos papilles de couleurs
Pataugeons mes frères à marée basse c’est tellement mieux que pourrait-on y faire on n’y comprends plus rien
- tout est possible-
Et bien bravo

La langue a soif
Comme il est temps de la faire boire

J’ai parlé dans le vide sur la surface d’une feuille les mots ont résonnés – entendus peut-être – Qui sait ?




Deux jours que l’on habite le plateau. Deux jours pleins que l’on travaille sur la scène dans le silence. La musique seule. Pas de mots. Seulement des gestes. Des corps. Beaucoup de corps. Nus.


Grande poussée vers l’humanité, depuis le corporel. Des dos des torses nus s’échappent le long d’un mur dans une pénombre rasante. Rien. Quelques notes viennent ensuite. Le flux indistinct des corps qui s’enfilent. Un corps qui le premier appelle les autres à suivre. Cela ne pouvait être autrement. Il fallait ouvrir la suite, prélude de forces vives qui viennent nourrir les autres.

Et puis de tous ces dos si purs et nus émergent peu à peu comme autant d’esquisses d’être des annonces de duos. C’est dans les deux à deux que commencent à surgir un peu de l’homme debout. La peau glisse en couple le long du mur. S’amuse à déjouer la régularité d’un flux trop continu. Aller retour et va-et-vient. On se superpose s’interpose se compose dans le temps de cette fuite
La surface blanche des corps s’imprime sur le noir de la surface, la lumière monte, lèche. On glisse. Et puis les couples sitôt posés qu’ils s’écroulent et qui chutent. S’affaissent le long du mur. Ça dégouline. Les corps qui filaient s’échappant vers un point d’horizon aveugle se composent en tableau. Autant de corps le long du mur. Ça chute ça tombe chaotique frénétique. Ça s’agite fort.
Grouille
Tremble
S’enchevêtre déchaîné
Se mêle sans souci de l’ordre du désordre et du tout
Se compose au fil des soubresauts, retours au sol, telle main frappe violemment le mur, le torse collé respire le visage revenu désordonné respire yeux clos déjà à terre respire revenu à la terre la main au mur souffle on frappe s’ébroue revient retombe laisse abandonne se forme déforme en tas au mur
Et revenus ensemble recomposés en groupe respirant toujours tendus vers la hauteur et les bras se hissant et la respiration s’ouvrant et le tas éclatant se disperse au sol plus bas plus bas chahutant dans les basses ça grouille de corps partout en rythmes désordonnés et l’un se lève se dresse perdu comme égaré dans tout ce champ de corps
Alors on se relève lui seul il les relève tous ces autres engourdis dans leur torpeur violente il les relève et le monde avec lui pointe l’aurore des deux

Un peu de l’homme debout

La terre se dresse et les corps avec elle chancelants encore toujours avec elle qui ne cesse de tanguer comme de quelqu’un qui vit et qui meurt trop plein de vie en décharge traversant tous les corps

Ça bouge et déjà se découvre l’horizon du monde qui commence avec eux
Elle ombre chinoise aquarelle de bras fins si légère et petite
Lui étiré au-dessus d’elle dans sa grandeur d’enfant géant
Ils prennent vie dans le spectacle de ce couple d’enfants

N’est-ce pas là que le monde commence
Au croisement de la main d’une aquarelle blonde repliée dans ses bras

Ils occupent à deux ce temps tellement dense si plein de la naissance du monde
Et déjà d’autres roulent roulent en traversée approchent du seuil leurs duos de fortune
Et déjà se dessine un autre espace on reprend des motifs mais la saveur est autre le monde est là debout et les hommes déjà prêts à jouer le théâtre de l’amour et la vie
On entre en badinage avec du Vivaldi bien loin des rives de ces corps désordonnés raffinements exquis pour le plaisir de la préciosité on entre en scène avec une robe table
Porte une grille comme un vitrail s’amuse de son reflet en un écho sonore
Boucles blondes aristocrates remuées par un rire
Et nous voilà à la table du monde
Repli
On disparaît
Monte la scène de plein d’objets coupe l’espace le tranche scindé dans sa diagonale où ils vont se rejoindre et déjà ils ne peuvent plus être seuls une fois de plus à la table du monde
La rumeur de tous ceux rassemblés comme conviés à on ne sait quel banquet imaginaire
Ça circule en rire et en voix tout le long de ces bancs ça murmure et chahute ça s’enferre et s’entête et l’on se tait soudain
Reprend le rythme mécanique de pantins qui saluent
En douceur en douceur en douceur

On recompose au mur et la page est fermée.


L’enfant Virgule. Paraît-il que pour être né il faut père et mère
Que l’engendrement commence à l’origine et que l’on ne peut pas
Être
Sans être fils de sans être fille de
Sans filer droit le long d’un arbre
Généalogique paraît-il que l’on a le droit à un nom quand on sait d’où on vient
Et dans quel pays
Être de quelque part et avoir lieu un jour
Pas possible d’être sans lieu et sans ici sans là
Sans chez-moi authentique
Sans papier sans témoin
Un homme du monde violet. Oui on dit ça on dit ça dans les familles dans les journaux à la TV
Tu ne peux pas être si tu n’es pas chez toi et puis c’est mieux comme ça
Chacun chez soi tout est plus clair
L’enfant Virgule. Pourtant j’ai visité un espace de nulle part avec une orpheline
Une femme du monde violet. Sans père ni mère ?
L’enfant Virgule. Comme je vous le dis
Sans père ni mère
Fils de personne et fille de rien
Pas plus de généalogie que de gourmette
Un autre homme du monde violet. Pas normal ça son nom ?
L’enfant Virgule. Sans nom je vous l’ai dit
Décrochée de nulle part
Sans amarre ni attache
Elle dérive sans encombre clip clop et on se casse
Pourtant on m’a bien dit toujours on m’a dit ça toujours qu’il faut père et mère
Que sans papa maman t’as pas de raison d’être que tu ne viens pas au monde
Comment c’est possible alors cela
Tout cela cette fille
Une femme du monde violet. Tu l’as rêvé sans doute
Une histoire quelque chose raconté par les contes que tu auras vu en sommeil
L’enfant Virgule. Je crois bien qu’elle existe qu’elle a vraiment été sans être vraiment trop
Vrai
Comme je l’ai vu je vous le dis
Un autre homme du monde violet. Et où tu l’aurais vu alors cette fameuse gamine ?
L’enfant Virgule. Alors je ne comprends pas sur les toits on s’est vu dans ma très haute chambre
Sur les toits de la ville
Il faisait chaud de nuit
Chaleur étouffante
Un temps
C’est que
Souvent quand la ville brûle je vais m’asseoir sur les toits car de là seulement on voit la ville entière
On voit le monde qui grouille
De lumière jamais éteintes
Les bandes bleues et rouges de voitures qui circulent les enseignes étreintes Ligne Agricole Crédit Roset Société Vision Coca-Cola Espace Suisse Galerie Mutuelle Lafayette des chômeurs Centre de grands brûlés sapins de lumière allumées dans les tours Monoprix parkings municipaux piscine hypnotique terrain de sports olympiques parcs fermés aux délinquants aux animaux et aux joujoux sub specie aeternitatis credo credo en lumière orange le vert qui clignote verre recouvert d’aluminium grand immeuble décoré épuré dressé par tous les temps
Ciel toujours rouge violet jamais éteint
Phosphorescent dans le halo des buildings supérettes ouvertes 24h/24h pour manger du roquefort même à cinq heures du mat’ les boulangeries tout ça allumé que l’on voit depuis les toits
La télévision dans les apparts encore branchée
Qui fait des nuances de bleu et de blanc sur tous les murs de toutes les pièces
Un homme du monde violet. Mais tu ne dors pas le soir et tout ça tu le vois de ta fenêtre ?
Une femme du monde violet. Il ne dort pas le soir la nuit à son âge
C’est lamentable une honte
L’enfant Virgule. Tout ça depuis ma chambre comme je vous le dis
Une femme du monde violet. Tu es si petit
L’enfant Virgule. On ne m’avait jamais dit que sans père et sans mère on est fils de rien
Et la fille que j’ai vu
Sans lien vraiment à elle
Qu’est-ce que c’était alors ?
On s’est vu toutes les nuits toutes nos aurores violettes
Elle n’avait pas de nom
Et elle ne revient pas
Et je ne peux pas l’appeler
Un autre homme du monde violet. C’est sans doute mieux comme ça comment voulais-tu
À ton âge il faut dormir se reposer on ne reste pas sur les toits
À regarder la ville avec une traînée
L’enfant Virgule. Fille de rien
Fils de personne
Son nom ne le connaissant pas
Comment est-ce que je vais faire ?
Une femme du monde violet. Sans nom vraiment ? comme c’est étrange
L’enfant Virgule. Comme je vous le raconte
Comment est-ce que je vais faire
Pour la rappeler retrouver contre moi ses courbes d’enfance
Un autre homme du monde violet. Ce n’est pas normal une gamine de son âge sans nom rien ni papier
Une clandestine sûrement
Pas normal ça
Et toi ce n’est pas bon que tu traînes avec elle que tu la cherches
Oublie
Une femme du monde violet. Oui oublie mon petit tu ne sais rien d’elle pas même son nom
Tu oublieras encore plus vite
Les souvenirs filent quand on n’a pas le nom
...
à suivre


Oui. C'est ça, cette mort de la mouche,
c'est devenu ce déplacement de la littérature.
On écrit sans le savoir.
On écrit à regarder une mouche mourir.



Si on savait quelque chose de ce qu’on va écrire avant de le faire, avant d’écrire, on n’écrirait jamais. Ce ne serait pas la peine.
Écrire c’est tenter de savoir ce que l’on écrirait si on écrivait – on ne le sait qu’après – avant, c’est la question la plus dangereuse que l’on puisse se poser. Mais c’est la plus courant aussi.L’écrit ça arrive comme le vent, c’est nu, c’est de l’encre, c’est l’écrit, et ça passe comme rien d’autre ne passe dans la vie, rien de plus, sauf elle, la vie.




On peut aussi ne pas écrire, oublier une mouche. seulement la regarder. voir comme à son tour, elle se débatait, d'une façon terrible et comptabilisée dans un ciel inconnu et de rien.

Duras, Ecrire.


Les atomes descendent bien en droite ligne dans le vide, entraînés par leur pesanteur ; mais il leur arrive, on ne saurait dire où ni quand, de s’écarter un peu de la verticale, si peu qu’à peine peut-on parler de déclinaison. Sans cet écart, tous, comme des gouttes de pluie, ne cesseraient de tomber à travers le vide immense ; il n’y aurait point lieu à rencontres, à chocs, et jamais la nature n’eût pu rien créer[1].

A défaut d'un pas en avant un pas de côté
A défaut et moins que ça
un pas de côté comme pas en avant
dévions donc de la trajectoire accroc de la ligne pure et définie qui s'étire et poursuit
allons un pas de côté ou un pas chassé
quel mal ça fait tous ces écarts
Clinamen et puis c'est tout
rien de tel que l'accident pour se remettre en trajectoire
Dévions dérivons
au goût facile d'écart
Et mettre fin au trait tracé

Allons avance avance et trace
projette construit et pourquoi pas d'abord
Allez on fait ça tellement bien

Recentrez-vous recentrez-vous
C'est là qu'il faut fouiller c'est là que l'on creuse. Creuse. Oui. Creuse. Fouille archéologue. Et n'oublie pas de penser. Et n'oublie pas de penser. C'est là qu'est la faille.
- J'aime la faille
- Par où le sens s'insinue





[1] Lucrèce, De la Nature.




Où en es-tu
Du temps
De la géographie


De tes vues
En quel lieu
ton point de vue
Point de vue ?
Mais puisqu’à l’intérieur
L’horizon n'en fini
N’empêche…
Il y a toujours un point de nuit
Et si ce ne sont tes yeux
Alors tes mots
Ces points de nuit
On tourne autour
Soi-même
Alors, on sait bien que les autres...
N’empêche…
Est-ce que la lecture
C’est s’en éloigner
Est-ce que l’écriture
L’étale à sa façon

Le point de nuit
La page blanche
Au bord du trou noir
Mais sans transition
Deux toujours
Deux toujours
Et plus souvent
Un
Deux
Deux
Deux
Deux

...


Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure
Seule, avec diamants extrêmes ?… Mais qui pleure,
Si proche de moi-même au moment de pleurer
Valéry, La jeune Parque.


Pages blanches
Que l’on réserve
- À quoi ? -
Comme une pause
Comme un battement avec les mots
Une silencieuse avant les lignes

Ce n’est pas une clôture
On ne ferme jamais rien
On oublie
- Tout juste -

Incitation à l’écriture
- Peut-être -
Un compagnon de mots pour une portée que l’on déroule

Je me suis tue

Orion aveugle cherchant le Soleil, Nicolas Poussin, huile sur toile (1,83 m x 1,19 m), 1658, Metropolitan Museum of Art, New York.



Le théâtre est et doit être un art aveugle. […] La captation du réel ne peut exister que par et dans les détours d'un langage, travaillé, retravaillé par la poésie.
Catherine Naugerette, Paysages Dévastés.


L’œil découpe, détache, distingue. Il ne s’arrête pas à la périphérie, mais découvre l’horizon, l’issue de l’étendue. Dans l’espace qui se présente à lui, le regard fouille, glisse sur les choses en un seul mouvement. À l’inverse de la main, qui avance plus modestement dans l’univers qui l’entoure, dans la continuité du monde qui se présente à elle. Si la vue est analytique, la main est synthétique : elle progresse par des tâtonnements aveugles, dans un effleurement continu. La main ne connaît pas comme l’œil, découvrant dans la confusion du tout-venant le désordre du réel. Modeste, elle ne cherche pas à rendre compte de cette anarchie. Elle la saisit, la découvre et ne s’arrête pas. En ce sens, la perspective est fille de l’œil. Dans l’échiquier perspectif, dans la diminution des figures, se dit la certitude d’une rationalité du réel. La perspective ne chérit pas seulement la précision, elle est éprise d’harmonie, de cette conviction qu’une ordonnance musicale et rationnelle sous-tend le monde. Pour Yves Bonnefoy, si nombre de peintres du Quattrocento ont aimé la perspective, c’est parce qu’ils y ont vu
La clef soudain offerte de la rationalité de l’espace, et le moyen de rendre à l’homme sa place dans l’universelle harmonie. Le tableau en perspective est conçu pour un spectateur autour duquel tout s’ordonne. Il le dresse au centre de toutes les représentations, de toutes les significations[1].
La main défait la perspective parce qu’elle ne la comprend pas. La hiérarchisation est impossible pour les doigts dépliés, tendus vers ce qui se présente. Et il semble que depuis Brecht, l’œil se soit refermé : le dramaturge a abandonné son point de visibilité transcendantal pour s’inscrire dans la trame du texte lui-même. Et l’auteur ne peut pas s’élever au-dessus de l’horizon de la langue, n’est plus capable de porter un jugement de vérité ou d’apporter un semblant de savoir. Posture plus modeste et retenue de l’écrivain qui se retire dans ce qu’il nous présente, qui « ne cesse de chercher, découvrant à tâtons le monde, dans et par l’écriture [2]. »


[1] Yves Bonnefoy, « Le temps et l’intemporel dans la peinture du Quattrocento », in L’Improbable, Paris, Gallimard, 1992.
[2] Claude Simon, Orion Aveugle, Genève, Skira, Coll. Les sentiers de la création, 1970, p. 10.

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