Sa petite voix détaille le trajet – six pas entre la porte et la marche trois pour trouver les plots, ceux métalliques, qui laissent une trainé de sel dans sa rétine rongée, elle déplie le chemin, le parcourt – on le connaissait mais différent
Ici tout est conté, mesuré, par sa petite voix d’enfant aux cheveux gris
Quatre barrières avant de tourner – à l’angle avec la maison brûlée – longer le parapet – danger des boules en métal près du trottoir où aboient les chiens – la fontaine (ce qu’il en reste, mais c’était bien une fontaine et dans son esprit à elle, elle est restée intacte avec sa couleur verte et son manche pour puiser) et le fossé à cause de la maison détruite où elle a chuté l’autre jour – mais ça on ne le dira pas – ça personne ne le saura – parce que c’est son secret d’enfant intrépide avec ses grandes cannes blanches – douze pas avant le sapin où les branches griffent le visage
Elle n’a jamais voulu qu’on la croit vulnérable
Alors même dans le noir
Même avec ses genoux métalliques
Elle avance décidée
Comme un fouet dans l’air opaque           
Elle papote
Mais on sent derrière les verres les petits yeux qui comptent les pas
Et cherchent à donner le change
Elle raconte le trajet pour les vêtements – celui où les femmes lui font toucher les tissus – quatre boîtes aux lettres qui dépassent sur la gauche – une poubelle à l’angle et un poteau dans le prolongement à huit ou neuf pas – l’éclair blanc cisaille le devant de la route
Elle trébuche trépigne gentiment mais ne s’arrête pas
Ici aussi elle est tombée
Là maintenant elle se méfie
Elle sait qu’on trouve après la poignée de la porte en forme de crochet un auvent, quatre bigoudis à l’avant deux sur les côtés pour parfaire la mise en plis, ici ici et ici
De nouveau on tourne – le bruit de la fontaine chez les voisins cossus
Et le bitume qui se fait cailloux
Elle trotte petit enfant malade
Elle parle, enchante pour mieux plaire
Elle a un charme fou
Et on la trouve belle
Avec sa casquette de rappeur, ses grosses lunettes aux verres jaunes, ses deux cannes vissées dans les deux mains, la lanière de cuir qui traverse la petite épaule et ses bijoux – elle ne les voit plus mais les dispose avec goût avec soin toujours
Trente pas avant d’atteindre le portail – sentir le mur qui griffe et prolonger jusqu’au petit portillon – le loquet – elle se rappelle qu’il est en haut – sur la gauche – mais les doigts ne trouvent pas le mécanisme – peinent
Pourtant la porte s’ouvre
Elle s’engouffre frappe de tout côté
Trémousse ses boucles grises
Et finit par s’asseoir au bout de la longue table dont elle ne sait rien
C’est là que l’épreuve change de visage
Porter les aliments – verser l’eau dans le verre – trouver d’un geste sûr les aliments secrets que recèlent l’assiette – porter le tout au bon endroit en ayant l’air de ne pas y penser alors qu’elle tâtonne, pose discrètement un index curieux dans le bout de fromage, colle un pépin de pastèque sur le bord de sa bouche – il ne faut rien enlever – elle veut se débrouiller – et elle le fait très bien.
 Elle pousse le défi jusqu’à la performance – tire son sac à elle – en détaille le contenu – pour mieux en exhumer un petit objet vert – parce qu’elle coud encore – et le bout de plastique pour faire glisser le fil dodu dans le chas de l’aiguille
On admire l’agilité
Se prend au jeu et s’essaye avec maladresse
Le fil se refuse
On tente à demi
Les yeux presque clos
Mais ce qu’elle avait fait – discrètes manipulations savantes – devient une aventure
On s’y reprend
Echoue
N’y parvient qu’une fois
Elle sourit, attentive, à tous nos dérapages – fière de son savoir – de ce que l’on ne sait pas – et reprend ses lignes blanches – ouvre l’air dans le ciel, plante ses petits yeux dans les longues lignes claires
Et reprend ses décomptes, ses petites aventures, la mesure des objets, le monde comme à tâtons.  


Photo : Guiseppe Penone, Procedere in verticale 1, 1985.

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