Un texte à méditer sur la place et le rôle du théâtre et de l'art en général. Julie Sermon pointe du doigt l'une des missions essentielles de la culture : libérer l'imaginaire, défaire l'emprises des représentations et leurs rapports univoques aux significations, forrer dans les soubassements de l'idéologie médiatique, proposer la voie d'un espace de jeu, gratuit et désinteressé avec la langue pour ressaisir le monde. On y reviendra...





Sur l'autel du salut libéral


En tant que jeune enseignante-chercheuse en Arts du Spectacle, dramaturge et assistante à la mise en scène, je constate de manière, si l’on peut dire, privilégiée, une même dérive pernicieuse qui va s’accélérant : l’évaluation de la « qualité » et, plus grave, du « droit à l’existence », en termes de production quantitative, si ce n’est de stricts critères de rentabilité. À une époque où l’on nous rappelle régulièrement que l’idéologie concurrentielle, libre-échangiste, constitue la seule issue réaliste à la crise économique globalisée, il est tout à fait dans l’ordre cynique des choses que les pratiques symboliques – l’art, la pensée, qui par définition se dépensent hors marché – se trouvent largement frappées de suspicion (que font ces nuisibles à part aggraver en pure perte l’endettement de l’État ?), alors qu’à l’horizon institutionnel, se profile toujours plus nettement la menace d’un ostracisme programmé. Il s’agit désormais, à défaut d’être directement monnayable (mais rassurons-nous, la privatisation de l’Université comme du « théâtre dit public » est en cours !), d’apporter toujours davantage les preuves tangibles de sa légitimité – lesquelles reposent en grande partie sur des considérations numériques (entre autres exemples : nombre de publications pour les chercheurs, pronostics de remplissage des salles pour les artistes). D’ores et déjà, se voient plus ou moins gracieusement remerciés et marginalisés tous ceux qui ne font pas l’effort de rentrer dans les quotas imposés. À court ou moyen terme, on peut penser que ce n’est rien de moins que l’énergie vive et vivifiante de la recherche, de la création et de la pensée libres, qui se voit menacée de tarissement : au nom de l’implacable réalité, on sacrifie sur l’autel du salut libéral tous ceux dont la profession de foi n’est pas comptable.


Résister est-il un acte réactionnaire ?


On est aujourd’hui pris dans un système de rationalisation à outrance, un monde qui s’envisage et se construit à l’aune des chiffres : les fluctuations de la Bourse, les sondages d’opinion, les échelles d’alerte et autres taux (de croissance, d’insécurité, de pollution, de chaleur), non seulement rythment mais dictent notre existence et notre rapport au réel. Tout le problème, justement, est que cette compulsion à la mesure immédiate et à la classification infinie (en réalité bien moins scientifique que gestionnaire) des difficultés du monde, tient désormais lieu de programme et de solution politiques. C’est évidemment un leurre (version optimiste), une bombe à retardement (version sceptique), mais aujourd’hui, les « décideurs », tels qu’ils se sont institués, peuvent se féliciter d’avoir assez largement réussi à persuader la plupart des gens qu’on ne pouvait pas lutter contre cette marche-là du monde, statistiques en main et schémas à l’appui. Plus grave, en fait : au cours de ces cinquante dernières années, ce désir s’est vu comme tué dans l’œuf par l’avènement d’une civilisation de confort et de loisir massif, déployée sur fond croissant de précarité et d’instabilité. C’est ce que Guy Debord a baptisé les « dictatures diffuses » : un processus d’aliénation démocratique de la population par la satisfaction immédiate et consumériste de désirs simples, infiniment renouvelés, mais toujours susceptibles de ne l’être plus – ce qui fait que chacun, au jour le jour, se cramponne surtout à ses petits intérêts. Quant aux quelques manifestations de résistance ou de non-consentement à la résignation ambiante, elles se voient désormais qualifiées de réactionnaires. Je suis prête à assumer l’étiquette puisqu’à l’heure actuelle, selon un curieux glissement sémantique, on taxe de réactionnaire quiconque oppose son refus à cette fuite en avant du « toujours plus » érigée en véritable dogme de la modernité.


Résistance pacifique et militantisme local


Je n’ai évidemment ni la prétention ni les moyens de remédier à l’ampleur de la catastrophe du monde tel qu’il (ne) va (pas) ; je ne suis même pas persuadée qu’une alternative soit rapidement envisageable ; je refuse malgré tout de céder à la tentation de croire que la situation est inéluctable et qu’un autre état des choses est impossible. À défaut de croire à la révolution, je m’efforce de contribuer, à mon échelle, au questionnement des mentalités telles qu’elles sont formatées. Entre engagement volontariste pour des valeurs, des idées non médiatisées, et conscience désenchantée d’une lutte à armes désespérément inégales, je ne peux concevoir mon inscription dans le champ social actuel autrement que sous la forme d’une résistance pacifique – ne pas alimenter les logiques mercantiles et communicationnelles dominantes – et d’un militantisme local qui consiste, pour l’essentiel :
1) - à suspendre, aussi souvent que possible (le temps d’une conversation, d’une intervention, d’une représentation), la logique de production de sens et d’images en flux tendu.
2) - à opposer, au credo pseudo-scientiste de la modernité officielle, les enjeux imaginaires des textes et des formes nouvelles.
3) - à défendre et à réfléchir à la nécessité du théâtre à l’ère de la société du spectacle.
Ces questions sous-tendent mon travail universitaire et sont la raison d’être de mes engagements artistiques ; en vrac et très rapidement, quelques-unes de mes réflexions récurrentes.


Multimédia et redéfinition du théâtre comme art


Comme y invite Denis Guénoun (Le Théâtre est-il nécessaire ? (éd. Circé) ; L’Exhibition des mots (Circé)), j’envisage le théâtre moderne et contemporain à partir d’une ironie de l’histoire. Le fait qu’au tournant du XXème siècle, au moment où la scène dispose enfin des moyens techniques qui lui permettraient d’atteindre son idéal d’illusion de vie et qu’elle parfait la vérité du jeu de l’acteur (en mettant au point le naturalisme psychologique), le cinéma, donnant vie à un monde d’images qui s’animent d’elles-mêmes, réalise l’imaginaire dramatique, comme la scène ne saura jamais le faire. De ce nouvel agencement des forces et des formes en présence, s’est imposée la nécessité d’une redéfinition du théâtre comme Art. Plutôt que de relever le défi de l’illusion et de lutter sur le même terrain que le cinéma, un certain nombre d’artistes (auteurs, metteurs en scène, théoriciens, critiques) se sont placés dans un rapport problématique, voire conflictuel, à leur pratique, et se sont efforcés de réfléchir aux modalités, aux fonctions et aux vertus, à la possibilité, aussi, d’une représentation de l’homme et du monde spécifiquement théâtrale. Cette recherche a nourri et continue de nourrir l’histoire littéraire et scénique du théâtre – qui, depuis 50 ans, a non seulement eu à compter avec la concurrence du cinéma, mais aussi, avec celle de la télévision et de la publicité. Pour être très conscient de cette situation, on ne prend pas toujours assez la mesure effective de cette nouvelle conjoncture multimédiatique, à l’origine d’une révolution sans précédent dans l’histoire du théâtre. En effet, ce n’est rien de moins que la fonction deux fois millénaire de l’art théâtral – proposer des paradigmes de l’humain, mettre en jeu des situations exemplaires – qui s’est trouvée usurpée par le champ de l’audio-visuel.


Continuité des formes admises ou formes nouvelles ?


Je ne voudrais pas faire une critique bêtement binaire, en faisant du théâtre le lieu de toutes les résistances vertueuses. En fait, la ligne de démarcation ne passe pas entre le théâtre et les autres supports de représentation, mais, toutes pratiques confondues (et dialoguant entre elles), entre ceux qui s’inscrivent dans la continuité des formes admises, convenues, repérées, et ceux qui recherchent des formes nouvelles, à même de donner à entendre et à voir autrement, et qui créent donc de l’étonnement et de la réflexion – au risque de l’incompréhension. À l’ère du spectacle désormais bel et bien instituée, ce geste esthétique est profondément politique : il est un lieu de résistance à la civilisation de communication et de loisir qu’un certain nombre (a priori restreint) a tout intérêt à imposer. Il ne faut pas oublier qu’on est dans une société façonnée par le christianisme, qui a fondé son pouvoir sur la maîtrise des images : dans la stricte continuité de l’Église, les pouvoirs politiques et économiques contemporains se rendent maître des consciences en étant maîtres des images, et cela, à un double niveau.


Mainmise sur l’imaginaire et abrutissement du spectateur


D’une part, à grande échelle : cette mainmise sur l’imaginaire passe par des campagnes de communication dignes des meilleures époques de la propagande et par un projet désormais avoué d’abrutissement du spectateur. Au-delà du petit scandale qu’a suscité l’équation TF1 = temps de cerveau disponible = Coca-Cola, il est important de prendre la mesure très concrète de cette « société du spectacle » pronostiquée par Guy Debord. À savoir : la production et la diffusion exponentielles de modèles vains, précaires, jetables, qui tendent désormais à tenir lieu d’imaginaire collectif. Avec cet effet d’asservissement majeur qui fait qu’on épuise le désir par surproduction et qu’on contraint les gens à s’identifier sans discuter et, souvent sans autre recours, à des images prêtes-à-consommer, immédiatement reconnaissables, ressemblantes et reproductibles, toujours plus inconséquentes et uniformisées. Il est donc, plus que légitime, nécessaire, que le souci des artistes soit désormais moins d’ajouter du spectacle au spectacle que de décrocher les représentations de leurs significations supposées, que de donner à voir et à entendre autrement, en renégociant les rapports de la parole (ce qu’on dit) et du visible (ce qu’on voit, ce qu’on fait). Ce faisant, le théâtre rappelle au spectateur que les images et les mots entretiennent des relations variables, que leurs rapports s’inventent et se construisent, et que le réel se fabrique. Ainsi conçue, la représentation théâtrale permet d’élargir le champ toujours plus étriqués de nos investissements, de nos intérêts et de nos curiosités. C’est un service public : une société meurt si son imaginaire et son activité critique se sclérosent. Une société humaine s’entend : il est évident que la satisfaction immédiate et facile des plaisirs individuels, le nivellement et la massification que cela suppose sous-tendent et entretiennent le grand marché de la consommation.


L’aliénation imaginaire des artistes professionnels


Je parlais plus haut d’une entreprise d’asservissement à un double niveau. Il me semble qu’aujourd’hui l’aliénation imaginaire atteint également une sphère beaucoup plus restreinte et spécialisée : celle des artistes professionnels. Au cours de ces vingt dernières années, en effet, le théâtre subventionné, comme l’art en général, est devenu un marché (de luxe) à part entière, avec ses stars, ses tendances, ses collections de saison. C’est pourquoi, quitte à être un peu provocatrice, je dirais que désormais, le projet du théâtre privé est presque plus clair : il s’agit de divertissement, sans autres prétentions, et cela a le mérite non négligeable de créer infiniment plus de lien social que la télévision. Ce qui est loin d’être le cas du théâtre subventionné : d’une part, qu’on le déplore avec plus ou moins de bonne foi, cela reste globalement une pratique culturelle d’élite ; d’autre part, à titre de théâtre d’art et de recherche, les spectacles subventionnés n’ont pas vocation à créer le consensus. Si ce n’est qu’actuellement on peut légitimement s’interroger sur les ambitions artistiques et la politique culturelles des élus comme des directeurs de lieu. En effet, si l’on s’intéresse aux programmations de la plupart des lieux, on s’aperçoit qu’à côté d’une grande majorité de spectacles sans remous, lisses, aseptisés, quelques agitateurs ont leurs lettres de noblesse (Rodrigo Garcia, Jan Fabre… pour ne citer que les très emblématiques) : je ne peux m’empêcher de voir dans cet accueil bienveillant en haut lieu de l’institution un projet douteux. C’est à la fois une soupape illusoire de liberté (qui a le grand mérite de faire vendre : le scandale est toujours affriolant) et une neutralisation de ses éventuelles vertus subversives : le public consomme ces spectacles « porno-chic » qui le font gentiment frétiller le temps d’une représentation, puis va tranquillement dîner en ville.


Le théâtre : une école du regard et de l’écoute


Bien évidemment, le véritable enjeu du théâtre – qui constitue justement son danger pour les élites au pouvoir – est ailleurs : il tient à la place et aux fonctions qu’il confère au spectateur, dont il fait un partenaire à l’esprit critique et à l’imagination active. Quel homme politique revendique encore aujourd’hui un tel projet d’émancipation ? Il devient urgent de poser le débat et de se demander ce qu’on a envie de transmettre comme valeurs de société, notamment aux générations qu’on est en train de former et qui sont quasiment imperméables à l’art théâtral de leur temps, alors qu’ils vivent dans un monde saturé d’images et d’informations. Si l’on veut lutter contre le programme de bêtification massive méthodiquement et quotidiennement mis en œuvre, je crois qu’il est important de développer un théâtre qui soit, comme l’appelait Antoine Vitez, une « école du regard et de l’écoute ».


La politique culturelle conçue comme annexe du tourisme et de la communication


Dans cette perspective, le soutien à la création de textes contemporains, la transmission des écritures nouvelles et l’apprentissage des outils qui permettent de les appréhender et de les apprécier me semble être un enjeu collectif tout à fait crucial. Ce projet était consubstantiel à la naissance du Théâtre d’Art, et il a porté le mouvement de décentralisation théâtrale d’après-guerre. Aujourd’hui, il semble que ce service public, au même titre que beaucoup d’autres, soit abandonné par l’État. Plus précisément : si l’on excepte le circuit prestigieux du théâtre (Théâtre Nationaux et autres endroits choisis suivant la mode du moment), la politique culturelle tend à devenir une annexe du tourisme et de la communication – avec son florilège de festivals, de labels et d’événementiels en tous genres. Les bons jours, je me dis qu’il s’agit là d’un emballement consumériste et idolâtre naïf. Les mauvais, je me demande si quelques seigneurs des temps modernes ne seraient pas sur le point d’entériner le projet d’une société humaniste, en entretenant la ô combien nécessaire et variablement abrutissante distraction d’une population, par ailleurs, corvéable, utilisable et manipulable à merci. Il pourrait être fort dommageable qu’on s’interroge sur les pouvoirs de la parole, sur la place qu’on cherche à nous faire occuper, sur le rôle qu’on a envie, ou pas, ou autrement, de jouer. Mais soyons raisonnables, et finissons-en avec ces revendications alternatives utopistes, populistes, adolescentes : des comités d’experts veillent sur le monde.


Julie SERMON voir Artmateur




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