Mon corps dans une boîte


- Variations sur la biomécanique-



Bêtes pour avoir été intelligents trop tôt.
Toi, ne te hâtes pas vers l'adaptation.
Toujours garde en réserve de l'inadaptation.
Henri Michaux, Poteaux d'angle.

En un mot, nous croyons qu’il y a,

dans ce qu’on appelle la poésie,
des forces vives, et que l’image d’un crime
présentée dans les conditions théâtrales requise
est pour l’esprit quelque chose d’infiniment
plus redoutable que ce même crime réalisé.
Artaud, Le théâtre et son double.


Il y a une poésie muette du corps, un langage d’avant la langue, une chorégraphie sensible qui dessine, dans la sobriété du geste, autant de mondes imaginaires. Il y a un repos du corps qui est aussi tendu, retenu, ouvert. Et c’est à ce point là que prend source la biomécanique. La rigueur de la méthode n’empêche pas la poésie, ne l’étouffe pas. Bien au contraire, elle dessine l’espace qui sera le sien, celui de l’imaginaire. D’un imaginaire aussi dense qu’épuré.

Grande opération de décrassage que la biomécanique : on nettoie dans le geste, on lessive le mouvement, le refuse à l’esquisse. Le dessin y est net, encre de chine ou pointe de compas. On grave en silence les pauses et les débuts. Rien ne doit rester suspendu comme par horreur de l’inachevé, de l’inaccompli, et du vague.

On n'approche jamais les chorégraphies du mime. Et la rigueur des dosages, des gestes et des postures est stylisée en dehors du réalisme. La mécanique implacable ne dira jamais lisiblement le sentiment, elle donne à voir une forme où se pose l’émotion. Car sous ses allures de laboratoire du corps, la formule respire, se refuse les atours de vitrine, et opère toujours dans cette liberté du non figuratif. On fait naître des mondes intérieurs par des lignes polies, mais jamais on n’en reste au miroir ou même à la copie.

Comme on se sent désemparée, loin de ces pays du bord, de ces chutes inconscientes à la lisière du soi et de sa plus proche disparition, de ces rives de perdition maladroitement explorées avec Caroline Marcadé. Comme on plonge avec difficulté dans la pantomime rigoureuse, qui a un peu du goût de cette cruauté d'Artaud, ce quelque chose d'implacable qui vous colle au corps.
Il faut quitter la danse, quitter les marges pour revenir au sol, à la posture frontale, aux silences du mouvement. Plus question de battement de présence, il faut se trouver là où nous place l'étude. On hésite à revenir. Retour en demi-teinte pour la seconde séance. Plage de trois heures, qui s'annonce d'un bloc. Les pas y vont à reculons. On revient peur au ventre, égarée, prête à tout et à rien à la fois.

Au motif isolé, la seconde séance semble bien décidée à nous offrir du couple, à créer des duos, monter des mécaniques aux rouages dédoublés. C'est donc deux à deux qu'on se glisse hésitant dans le carcan étriqué. Et la formule prend forme, tire à vous sa magie. D'abord, en réticence et puis complètement. On vous parle d'étreinte. Pas de celle où l'on mime, où l'on intériorise ce qui se donne à voir. Juste une forme. La forme de l'étreinte ? C'est dans un face à face l'appel irrépressible, c'est le manque à venir déjà au creux de soi. L'étreinte est plus en course, en mouvement que figée. Et c'est cette étreinte là que raconte chaque duo. Visages démultipliés, sous un canevas semblable, d'histoires de désirs, de rencontres refusées, consenties, avortées. Il y a tout ce que dit le corps dans le plus infime de ses gestes : tel regard qui se ferme, tel pas plus pressé, telle main qui s’attarde sur les doigts retirés. Pour celui qui observe, jamais du rejoué, du réchauffé, du resservi. Chacun se réinvente dans l’espace ordonné, place sa marque, son histoire. Plus tard l'intrigue se détaille, on doit jouer un meurtre, travail au corps à corps de l'attaque au poignard. Le geste crée alors la réalité qu'il fait naître. On comprend au plus proche tous ces mots qu'on a lu d'athlétisme affectif, de grammaire du geste et de nécessité. Au-delà des rôles à jouer, des masques de victimes qui se retournent en assassin, il y a surtout l’ écoute et l’attention. Sous ses allures de psychodrame, la scène est retenue, refusée à l’excès. Si le geste se déploie, travaille son contraire, ouvre son amplitude, il se défend à l’emphatique.

La biomécanique est une science des contraires, elle aime à souligner les lignes épurées d’un mouvement par son dessin inverse. On se découvre dans ce laboratoire affectif autant que corporel, essayant ces trajets qui font naître au-dedans ce que le geste dessine.


***


- Et puis il y a la boîte.
- Laquelle ?
- Celle où j’ai rangé mon corps
- Ton corps ? dans une boîte ?
- Oui dans une boîte
On range son corps dans une boîte, comme ça sans y penser. Comme au carré de soi.
On reste dans la boîte sans même trop cogiter et ça finit comme ça.
- Ça finit comment ?
- Dans la boîte
- Comme ça, comme ça que ça finit ?
Elle est nulle ton histoire

- La boîte où j’ai rangé mon corps, posée au fond de ma chambre. Il y a longtemps déjà.
On pourrait croire que non. Qu’il est là avec moi. En moi. Enfin bref, qu’on est là. À deux. Lui comme moi.
C’est bien au fond de la boîte pourtant, que je l’ai laissé. Lui dans sa boîte et moi sans lui.

- Je comprends rien
C’est quoi cette boîte ?
Toi sans qui ?

- Moi sans lui, resté dans sa boîte, on pantomime et puis c’est tout

- Et moi dans tout ça ?
- Toi ?
- Oui, moi ? Pourquoi je suis là ?
- Pour faire la boîte je crois
- Je fais comment ?
- Comment quoi ?
- Et bien la boîte, la boîte de ton corps, celle où tu t’es rangé !
- Tu dessines au dehors de grands gestes inverses
- Ça donne quoi ces grands gestes ?
- Des gravures chinoises ou des hiéroglyphes
- Tu brasses l’air, non ?
- Un peu peut-être mais en silence
- Toujours ?
- Oui, toujours

- Je suis une boîte muette alors ? Je ne peux pas parler, juste un peu, deux trois mots, quelques syllabes ?
- Après, plus tard, quand tu tiendras le silence et l’immobilité
- Ce sera long ?
- Peut-être

- Elle respire cette boîte ? Elle a le droit quand même où je dois tout retenir ?
- Elle n’arrête pas de respirer, de souffler, de gonfler, de vider
Tout part de là
Tu fais une boîte qui respire beaucoup, sans arrêt, et qui pousse loin le souffle
- C’est déjà ça, je souffle bon
et après je pourrai parler ?
- Après le souffle et le silence, oui
Quand tu toucheras le point où l’immobilité est encore tendue et ouverte
- Et c’est où, ça ? Ce point ?
- Après le geste
- Je suis pas prêt de parler, alors !
- Ça viendra
- Bon alors je suis une boîte muette mais qui respire
Ça promet !
- Ça peut être très beau une boîte
- Je veux bien voir ça
Et toi ton corps
- Mon corps ?
- Où tu vas le mettre ton corps, si c’est moi la boîte ?
- Dans ton souffle
- Dans mon souffle ?
- Et tu feras comment ?
- On improvisera
- Faut que je respire bien, profond et tout si tu dois te glisser dedans
Et ça fait mal ton histoire de souffle ?
- C’est une étude
- Mais moi, les études ça a jamais été mon truc
jamais trouvé ma place au bord du tableau noir
entre les additions et les règles d’orthographe
- On s’en passera ici
Faudra juste souffler, laisser poser tes gestes
- Pas sûr de comprendre mais j’veux bien essayer

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